search
for
 About Bioline  All Journals  Testimonials  Membership  News


African Population Studies
Union for African Population Studies
ISSN: 0850-5780
Vol. 19, Num. SA, 2004, pp. 1-12

African Population Studies/Etude de la Population Africaine, Vol. 19, No. 2, Sup. A, 2004, pp.1-12

Sur la définition de la pauvreté 

Ahmed Bahri[1]

Alger / Montpellier 

Code Number: ep04019

Résum頠         

L’auteur invite, à travers ce papier, à réfléchir sur quelques problèmes que peut poser la mesure de la pauvreté, dans le contexte africain. Si un indice basé sur le revenu, exprimé en unités monétaires, est bien commode, on peut se demander s’il rend  compte d‘une  réalité bien complexe. Qu’elle soit absolue ou relative, la pauvreté n’a pas seulement une dimension économique. De plus, selon la finalité des instruments mis en œuvre pour lutter contre la pauvreté, la mesure n’est pas neutre. L’auteur ne propose pas un ou des indices alternatifs, opératoires, simples et pertinents, mais donnent l’occasion au lecteur de lire avec précaution ceux qui existent. 

Introduction

Dans le New York Times du 27 septembre 2003, J. Bernstein a résumé les difficultés soulevées par l’interprétation des données aux Etats Unis, à l’occasion de la publication des chiffres officiels,  sur l’indice de pauvreté. Les changements intervenus dans le modèle de consommation depuis les années 60, la non prise en compte de sources de revenus et de dépenses qui n’existaient pas au moment de l’élaboration de l’indice, l’ignorance de dépenses importantes pour les familles à bas revenus, comme celles relatives à la garde des enfants, n’ont pas permis de bien appréhender la pauvreté par cette mesure. Or, une meilleure connaissance de la pauvreté pourrait avoir des implications politiques sensibles et révéler un indice supérieur de 3%  à l’indice officiel.

L’auteur, à travers  ce papier,  invite le lecteur à réfléchir sur quelques problèmes que peut poser la mesure de la pauvreté, dans le contexte africain. Ces problèmes sont universels. Mais dans le cadre africain, ils revêtent un aspect particulier à cause du manque de données fiables pour documenter les phénomènes. D’où le recours à des études de cas et à des monographies plus ou moins riches en enseignements.  Si un indice basé sur le revenu, exprimé en unités monétaires, est bien commode, on peut se demander s’il ne rend pas compte, de façon très pauvre d’une   réalité multidimensionnelle, bien plus complexe.

En effet, qu’elle soit absolue ou relative, la pauvreté n’a pas seulement une dimension économique. On n’a, d’ailleurs, pas manqué de faire  remarquer qu’elle n’est pas un concept économique. Adam Smith (1776)  l’avait déjà noté dans la Richesse des Nations: « est pauvre celui qui n’a pas le moyen de participer à la vie sociale ». D’Adam Smith à Sen Amartya (1988), divers auteurs ont noté que  l’aspect économique n’est qu’une des dimensions de la pauvreté. Pour l’examiner, on doit tenir compte également du contexte social, des valeurs et pratiques culturelles, de l’environnement et des relations internationales.

 De plus, selon la finalité des instruments appliqués pour lutter contre la pauvreté, la mesure n’est pas neutre. Il s’agit d’un domaine où les politiques formulées et/ou mises en œuvre font appel trop facilement à des propositions, dont on n’a pas, au préalable,  pu, su ou voulu évaluer la pertinence et la faisabilité. On peut ne pas avoir pris conscience — même avec les meilleures intentions du monde — de leur caractère idéologique, démagogique, ou électoraliste. Par humanisme ou par calcul, ces politiques peuvent être servies avec générosité. Mais que de  promesses n’ont souvent pas été tenues ! C’est bien là que réside une autre difficulté ajoutée au manque de robustesse des données, quand elles existent.

La lutte contre la pauvreté est une préoccupation universelle. Elle est à l’ordre du jour de l’action des bénévoles, des organisations caritatives, des organisations intergouvernementales et/ou non gouvernementales. Les  ressorts de la solidarité, au sein d’une communauté ou à des horizons plus larges, comme la région, le pays ou la communauté internationale, s’expriment dans l’appui à la multitude de projets pour renforcer la capacité des individus et des familles afin d’améliorer leur sort de manière durable  ou de tenter de survivre tant bien que mal. La panoplie d’actions possibles est  donc très large. Elle va des politiques envers les groupes les plus vulnérables comme les femmes (Collier, 1988) ou les enfants (Bahri et Gendreau, 2002) jusqu’aux effets de la globalisation (Agenor, 2002). Mais, tous les intervenants sont-ils d’accord sur une définition minimale de la pauvreté ?  Est-on sûr que les bénéficiaires de ces actions font la même lecture de leur finalité que ceux qui les entreprennent, les conçoivent, les financent ? 

On devine que ces actions sont sensibles aux jeux politiques, aux pouvoirs et aux ambitions,  aux rapports de force. Dans ce cadre très large des interventions, dont certaines sont hors sujet, peut-on disposer d’un instrument pour trier celles des mesures qui pourraient, plus ou moins, réussir, de fait,  à faire reculer la pauvreté ? Par ailleurs, un environnement de plus en plus global amène certains critiques à y voir une machine à fabriquer plus de pauvreté. Il  mérite alors un suivi et la définition de profils régionaux et locaux pour relativiser les situations diverses qui existent.

Enfin, les écosystèmes, l’environnement et la qualité de vie doivent aussi être pris en compte, si on veut tant soit peu tenter des comparaisons entre des aires géographiques, des populations à risques ou des communautés particulières.

Il est clair qu’une bonne définition de la pauvreté est absolument nécessaire si l’on veut mesurer l’impact d’une politique de lutte. Mais on imagine, alors, qu’il ne sera pas aisé de poser une bonne définition de la pauvreté.

Cette communication a pour objet de contribuer, à travers  une revue de la littérature et d’études de cas, à la réflexion sur le problème. S’il n’est pas évident de proposer un ou des indicateurs  alternatifs, opératoires, simples et pertinents. Nous invitons, néanmoins, le lecteur à relativiser  la portée des indicateurs existants et couramment utilisés.  

Rappel historique

Sans remonter jusqu’à Malthus et sa fameuse proposition sur la population et la pauvreté, le concept de pauvreté gagne de plus en plus d’audience depuis que le PNUD et la Banque mondiale, entre autres, lui consacrent des ressources et des activités et affichent les efforts qu’ils déploient dans cette aire des préoccupations du développement. Un auteur, comme Gérard Winter (2002, 72) rappelle éloquemment l’historique récent de cette évolution de  l’implication des deux organisations inter gouvernementales.

La période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale a connu, jusqu’au milieu des années 70, l’euphorie de la croissance économique des Trente Glorieuses reléguant la lutte contre la pauvreté au second plan des priorités,  désignant la croissance durable  comme le miracle qui allait tout résoudre. On pensait  naïvement que ce qui était bon pour les économies occidentales pouvait aussi l’être pour celles des pays en développement.

Mais la réalité fut autre et les inégalités entre pays, et au sein même des pays, subsistaient, voire s’accentuaient ! On a, alors, pensé que pour cette catégorie de pays, l’attention devait porter plus spécifiquement sur des actions ciblées, comme la satisfaction des besoins essentiels (Basic Needs Approach). Cela sous-entendait que l’Etat providence prenait en charge les demandes des catégories sociales qui sont dans le besoin. Or, avec les récessions et les crises consécutives à la période faste, l’Etat providentiel n’était plus en mesure de mettre en œuvre une politique de redistribution en faveur des plus pauvres. Il n’était plus question  que chacun soit servi  selon ses besoins.

Cette période correspond aussi à l’expression forte de l’intérêt porté au concept de Population et Développement intégré. La vision malthusienne du développement était rappelée aux pays en développement, dont plusieurs connaissaient des taux de fécondité élevés et une mortalité en chute libre.   Elle a connu les grandes Conférences internationales, comme celles Bucarest (1974),  de Mexico (1984) et du Caire (1994). Mais à chaque rencontre de ce genre, on semblait chercher des raccourcis, quasi impossibles à trouver, pour convaincre les intéressés à résoudre  ces problèmes de croissance rapide et de distributions inadéquates de leurs populations.

Alors sont nés les Programmes d’Ajustement Structurel, destinés au départ à régler les problèmes induits par les déséquilibres conjoncturels de balances commerciales et de déficits budgétaires. On a rapidement vu et admis  les limites de ces politiques  et leur impact sur le secteur social. Est-ce pour corriger ce biais, que sont nées les Stratégies de Réduction de la Pauvreté au cours des années 90, culminant au tournant de ce Millénaire avec l’adoption par les Nations Unies des Objectifs de Développement du Millénium  (Nations Unies, 2000)?

La Banque mondiale, le Fonds monétaire international et, à leur suite, le Programme des Nations Unies pour le Développement, ont prôné des recettes basées sur un panachage d’austérité budgétaire, de dérégulation, de restructuration des entreprises et de leur privatisation, comme garant du succès économique et de réduction de la pauvreté.

Toutefois, des critiques n’ont pas manqué de reprendre les travaux du PNUD et de la Banque mondiale sur la pauvreté, comme celles de Michel Chossudovsky (1997). Pour cet auteur, il faut revoir les recettes préconisées par les Institutions de Bretton Woods, car les effets négatifs de ces réformes ont été niés, au besoin par la manipulation des concepts et des chiffres, notamment par les gouvernements du G7 et les institutions internationales (Banque Mondiale et Fonds monétaire international).

La méthodologie de la Banque se base sur la définition de la pauvreté à partir d’un revenu de ‘un dollar par jour’. Ce cadre dévie délibérément de tous les concepts et procédures établis (comme par exemple ceux de l’US Bureau of Census ou ceux des Nations Unies) pour mesurer la pauvreté. La méthode consiste à poser délibérément un seuil de pauvreté à un dollar par jour par tête. Ensuite, elle décide, même sans le mesurer, que les groupes à un revenu supérieur à un dollar par jour sont «non pauvres».

Selon toujours selon Chossudovsky, la procédure est absurde : l’évidence confirme que les groupes à deux, trois ou cinq dollars/jour restent frappés par la pauvreté (incapables de pourvoir aux dépenses de base de nourriture, habillement, logement, santé et éducation). Il s’agit, en fait, d’une manipulation arithmétique : une fois posé le seuil de un dollar/jour et mis en ordinateur, l’estimation des niveaux national et global devient un exercice de calcul. Les indicateurs sont obtenus de façon mécanique à partir de l’hypothèse de départ.

Les chiffres de la Banque mondiale font autorité. Donc personne ne va se soucier de savoir comment ils sont obtenus. Ensuite, sont produits des tableaux avec des « prévisions » de baisse des niveaux globaux de pauvreté au 21ième siècle. Ces prévisions se basent sur un taux de croissance du revenu par tête, c’est à dire une baisse correspondante des niveaux de pauvreté. Des illustrations sont offertes au lecteur. Selon les simulations de la Banque mondiale, l’incidence de la pauvreté en Chine va baisser de 20 % en 1985 à 2.9 % en 2000. De même en Inde  (où,  selon les  données officielles plus de 80 % de la population, en 1996, a un revenu inférieur à 1 dollar par jour), la simulation de la Banque (en contradiction avec sa propre méthodologie de 1 dollar par jour) donne une baisse des niveaux de pauvreté de 55 % en 1995 à 25 % en 2000.

Le cadre entier est tautologique ; déconnecté de situations de la vie réelle. Il n’est pas besoin d’analyser les dépenses des ménages de nourriture, logement et services sociaux, ni d’observer les situations concrètes des villages appauvris dans les bidonvilles urbains. Dans le cadre de la Banque, l’estimation des indicateurs de pauvreté est un exercice purement numérique.

Le PNUD, alors qu’il a, par le passé, fourni une évaluation critique des éléments importants du développement, expose ,dans son rapport de 1997 sur le Développement Humain, consacré à l’éradication de la pauvreté, le même point de vue que les institutions financières internationales. L’indice de pauvreté humaine du PNUD est basé sur « les dimensions les plus fondamentales  de la privation : une vie courte, le manque d’éducation de base, et l’absence d’accès aux ressources publiques et privées ».

Sur la base de ces critères, le groupe du Développement Humain du PNUD aboutit à des estimations de la pauvreté humaine totalement inconsistantes avec les réalités des pays.  La Colombie, le Mexique ou la Thaïlande ont des indices de l’ordre de 10 - 11. Les mesures du PNUD montrent les progrès dans la réduction de la pauvreté en Afrique sub-saharienne, au  Moyen Orient ou en Inde. Elles sont en contradiction avec les données par pays. Les estimations donnent une image encore plus distordue que celle de la Banque mondiale.

Une autre critique de cette méthode réside dans les double standards dans la mesure ‘scientifique’ de la pauvreté : le critère de 1 dollar par jour de la Banque  ne s’applique qu’aux pays en développement. Celle-ci  et le PNUD oublient l’existence de pauvreté en Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord. En outre, ce critère n’est pas  en conformité avec les méthodologies utilisées pour définir la pauvreté dans les pays développés. Dans ces derniers, les méthodes de mesure se basent sur des niveaux minimaux de dépenses pour faire face aux coûts de nourriture, habillement, santé et éducation. Aux USA, le Social Security Administration (SSA) a établi, dans les années 60, un seuil de pauvreté basé sur le prix d’une ration alimentaire minimale adéquate, multipliée par trois pour les autres dépenses. Cette mesure était basée sur un large consensus au sein de l’Administration américaine. Ainsi, le seuil US pour une famille de 4 personnes (dont 2 enfants) en 1996 était de $16036, soit 11 dollars par jour. En 1996, pas moins de 13.1 % de la population américaine et 19.6 % des habitants des grandes agglomérations étaient au-dessous du seuil de pauvreté.

Selon le PNUD, la pauvreté du Mexique est inférieure à celle des USA. Mais il n ‘y a pas  de comparaisons entre pays développés et pays en développement. Cela créerait « l’embarras scientifique » pour ces organisations, les indicateurs pouvant être inférieurs à ceux énoncés. Le Canada, classé premier pays dans le Rapport sur le Développement Humain de 1997 abritait 17.4 % de pauvres, contre 10.9 au Mexique et 4.1 à Trinidad et Tobago.

Si la méthodologie des USA, basée sur la ration alimentaire était appliquée aux pays en développement, la plus grande majorité de la population serait pauvre. Comme cet exercice, utilisant les standards occidentaux,  n’a pas été appliqué systématiquement, il faut noter qu’avec la dérégulation des marchés des produits, les prix des biens essentiels ne sont pas plus bas qu’aux USA ou en Europe. Cela signifie clairement qu’ils ne sont pas plus à la portée des petits revenus.

De plus, les enquêtes budget-consommation des ménages  dans plusieurs pays d’Amérique latine suggèrent qu’au moins 60% ne reçoivent pas le minimum requis en calories et protéines. En Afrique sub-saharienne et Asie du Sud, la situation est plus sérieuse, la majorité de la population  souffrant de sous-alimentation chronique.

Le rapport 1997 du  PNUD indique, par ailleurs,  une baisse d’un tiers ou de moitié de la mortalité infantile dans certains pays d’Afrique sub-saharienne, malgré la baisse des dépenses publiques et des revenus. Le rapport oublie de mentionner que la fermeture de cliniques, le départ de professionnels de la santé et leur remplacement par des agents peu formés pour compiler les données de mortalité ont  entraîné, de fait, une baisse fictive de la mortalité enregistrée. Les réformes sponsorisées par les institutions financières internationales ont aussi conduit à la ‘ruine’ du processus de collecte des données.

Apparemment, ces réalités sont omises par la  Banque mondiale et le FMI. Les indicateurs de pauvreté ne reflètent pas les situations des pays et la gravité de la pauvreté globale. Ils ont pour but de montrer les pauvres comme une minorité, quelques 20 % de la population du monde (1.3 milliards). Des niveaux déclinants de pauvreté avec des projections ont pour but de défendre les politiques du « marché libre » et maintenir  le « Consensus de Washington » sur la réforme macro économique. Le système du « marché libre » est présenté comme la ‘solution ‘, c’est à dire comme l’instrument de la réduction de la pauvreté. Les impacts de la réforme macro-économique sont niés. Les deux institutions mettent en relief les bénéfices de la révolution technologique et la contribution de l’investissement étranger pour l’éradication de la pauvreté. 

Eléments pour l’élaboration d’un indice de mesure de la pauvreté

Les définitions de la pauvreté ne manquent pas. Mais elles varient selon l’auteur, l’institution, la politique prônée, etc. Le rapport sur le Développement Humain (PNUD, 1997) en donne un glossaire, en relation avec le concept de Développement Humain, et une approche qui va au-delà de l’aspect strictement monétaire. En plus de cette variable-clé qu’est le revenu ou la consommation, le PNUD relie la pauvreté à la problématique du Développement en général et du Développement Humain, en particulier. Cela implique que l’on doit tenir compte des acquis des plus favorisés et des « manques » chez les plus déshérités et les pauvres. En particulier, la définition inclut les besoins et la capacité d’exercer certaines fonctions sociales, capacité qui dépend d’un certain niveau de santé, d’éducation, d’insertion sociale dans la communauté, et d’intégration de la dimension Genre.

En  théorie, on peut, dans un espace à dimensions tenter de mesurer la distance séparant la position d’un individu (une famille/ménage, un groupe ou classe, une population nationale, etc.)  qui ne serait pas en situation de pauvreté ou en situation idéale-type ou d’optimum, abstraitement définie, à celle d’un pauvre. Comme il existe un continuum de situations dans cet espace, une part d’arbitraire est introduite pour discriminer les situations. D’où les notions de seuil de pauvreté.

Pour mesurer une telle distance, il conviendrait, alors, de connaître -- et d’en tenir compte -- les diverses dimensions ou variables qui influent sur la pauvreté : le revenu disponible, la capacité de l’utiliser pour consommer et satisfaire les besoins physiologiques nécessaires à la survie, vivre décemment au-dessus d’un minimum vital avec le surplus dégagé pour des utilisations d’épanouissement ou de réalisation de capacités physiques, intellectuelles et culturelles  (santé, éducation, loisirs, capacité de faire des prévisions réalistes), la prise en charge de l’environnement, pour s’y adapter et/ou en tirer profit au mieux, l’insertion et l’intégration sociales dans le groupe.

En toute rigueur, le chercheur qui travaille sur les diverses variables considérées doit s’assurer, autant que faire se peut, qu’elles devraient être indépendantes. Mais force est de constater que l’on a souvent tendance à omettre cette condition pour ‘additionner’ des variables qui  sont liées entre elles. Donc, les résultats obtenus et reflétés dans des publications comme le Rapport sur le Développement Humain ne sont qu’indicatifs. Leurs auteurs gagneraient à réduire le nombre de variables et à concentrer les efforts sur l’établissement de l’indépendance de telles variables. Cela n’enlève, en rien, de la valeur illustrative de pareilles publications, de leur portée pédagogique en direction des décideurs et de la vulgarisation de ces aspects du développement, trop souvent négligés.

 On devrait, ce qui n’est pas fait en général, par symétrie ou continuation du raisonnement, définir d’autres distances pour les différents groupes sociaux, tels qu’ils sont identifiés. Les inégalités s’accompagnent de manques, de frustrations, mais aussi de saturations, de gaspillages, d’abus, de destruction de l’environnement.  Le Rapport Dag Hammarskjöld (1975) l’indique clairement : «la crise du développement réside dans une grande partie du monde dans l’aliénation, qu’elle soit celle de la pauvreté ou de l’abondance… ».  Un individu, quel que soit son statut, a tendance à comparer sa situation avec celle d’autres individus. La pauvreté relative revêt donc une signification sociale alors que la pauvreté absolue semble être un indicateur de planification et d’administration.

Pour la mise en œuvre  de l’Agenda 21, les Nations Unies  (1966) ont  proposé une batterie d’indicateurs. Au chapitre 3, intitulé «combattre  la pauvreté », la connaissance du chômage est mise en relief. Il est proposé de suivre les grandeurs suivantes : recensement des pauvres ; indicateur de ‘gap’ de la pauvreté ; carré de l’indice du ‘gap’ de pauvreté ;  l’Indice Gini de l’inégalité de revenus.  L’avantage de ces indicateurs est qu’ils sont relativement faciles à comprendre, donc susceptibles d’être adoptés.

John Iceland (2003)  étudie trois facteurs  pour expliquer la tendance de la pauvreté: la croissance économique, l’inégalité des revenus et les changements dans la structure familiale. Pour mesurer l’influence de ces facteurs, il a recours non seulement à la mesure officielle de la pauvreté, mais aussi à une mesure « relative » (élasticité de la ligne de pauvreté par rapport au revenu) et « quasi relative » (évolution des dépenses pour un  panier de biens et services fondamentaux) du phénomène. L’auteur confirme dans son étude quelques conclusions comme l’effet de la croissance sur la tendance de la pauvreté au cours des années 60 et 70. Mais surtout, il constate que les mesures ont un effet sur les estimations, ce qui signifie que les problèmes de définition restent  à revoir.

Ruggieri et al (2003) illustrent de façon remarquable les difficultés de définition de la pauvreté selon le point de vue adopté. Ces auteurs distinguent quatre approches possibles:

-  l’approche monétaire ;

-  l’approche des capacités humaines ;

-  l’approche de l’exclusion sociale et

-  l’approche de la participation.

L’approche monétaire, communément admise et utilisée, se  base sur un revenu ou une consommation, exprimés en dollars, en parité de pouvoir d’achat (PPA) pour les besoins de comparaison. Elle permet de fixer des seuils, comme la ligne de pauvreté, qui, malgré son caractère arbitraire, permet de fixer des idées, de calculer l’Indicateur de Pauvreté Humaine (IPH) ou l’Indicateur de Développement Humain (IDH).

L’approche des  capacités humaines  vise à renforcer celles-ci pour permettre  l’utilisation de cette capacité pour une vie meilleure et plus libre. Des auteurs comme Nussbaum (1995) parlent de « vie humaine pleine »  (full).  Les moyens financiers ne sont qu’un instrument  pour améliorer le bien-être, en plus des biens publics mis à la  disposition.

L’approche basée sur l’exclusion sociale entend lutter contre la marginalisation et la privation, même dans les pays riches. Elle entend donner les moyens aux personnes de participer aux activités sociales normales des citoyens de la société. Elle étudie les processus qui engendrent cette marginalisation.

 L’approche de la participation entend faire participer les intéressés eux-mêmes à la connaissance et l’analyse de leurs conditions de vie et de l’amplitude du phénomène de pauvreté avec, en vue, la perspective de susciter les efforts nécessaires des intéressés par l’amélioration de leur sort. 

Ces différentes approches font face à des problèmes  communs :l’espace d’application, l’universalité, l’objectivité, la discrimination entre pauvres et non pauvres ou ligne de pauvreté, l’unité à étudier (individu, famille, etc.) sa nature  multidimensionnelle, l’horizon temporel. 

Pertinence des comparaisons

La partie la plus intéressante de cette recherche est l’essai d’application de chevauchement des différentes approches (overlap). Les  auteurs dressent un tableau qui illustre bien la difficulté de faire coïncider les différentes approches. En théorie, un pauvre devrait être identifié comme tel  quelle que soit la définition et si les différentes définitions de la pauvreté devaient couvrir les mêmes populations,  les différences entre elles seraient nulles. Or loin s’en faut !          

Est-il donc étonnant de voir que les différentes approches ne coïncident pas  et que les auteurs n’ont pas pu  cerner une définition idéale de la pauvreté ? En fait, il s’agit d’étudier un phénomène sous diverses facettes, sans que les instruments de mesure soient les mêmes selon le point de vue considéré.  Plus généralement, comme le concept de pauvreté relative fait appel à des comparaisons, son étude ne peut omettre la distribution des revenus et la courbe de Gini. Mais on ne peut éviter une part d’arbitraire dans le choix des déciles –limite en deçà desquels on peut parler de pauvreté.

Voici quelques éléments pour nourrir la réflexion sur les comparaisons de la situation des pauvres selon divers contextes.

Lorsque nous sommes amenés à utiliser le revenu de 1$ en parités de pouvoir d’achat, nous réalisons la part d’arbitraire dans cette mesure. Mais ce seuil est-il proportionnel au revenu par habitant  ou peut-il refléter la misère physique et/ou sociale des personnes au-dessous du seuil? Si oui, peut-on admettre que le pauvre d’un pays riche vit mieux et  dispose d’un revenu équivalent ou supérieur à celui d’un riche dans un pays pauvre ?

Selon le point de vue auquel on se place, on peut constater que les sociétés  industrielles et les sociétés de consommation ont  engendré des nuisances et des destructions de l’environnement dont les  répercussions sur la qualité de vie et la santé ont affecté davantage les pauvres que les riches: pollution, insalubrité des quartiers d’habitation, difficultés de transport, consommation de produits dommageables pour la santé, etc.

Par ailleurs, les pays à industrialisation rapide sont importateurs de ces nuisances qui entament une certaine  qualité de la vie, qualité dont ont bénéficié jusqu’à maintenant aussi bien les pauvres que les riches.  Ce transfert de nuisances affecte évidemment plus les pauvres que les riches dans les pays en développement. Dans la définition de la ligne de pauvreté, on devrait, donc, inclure une composante reflétant la dégradation de la qualité de vie. 

Une caractéristique que semblent partager plusieurs pays africains est la discrimination dans la localisation des terres. Les riches, selon les circonstances de l’histoire, ont fini par posséder les meilleures terres laissant aux pauvres les terres les moins fertiles (en pente, rocailleuses,   proches des marécages, etc.) nécessitant de gros efforts et des fonds  pour leur mise en valeur. Peut-on parler de rente de telles terres pour des paysans miséreux ?

Le même raisonnement peut être valable chez les artisans, en particulier dans les banlieues des villes. On sait que la croissance de celles-ci a été spectaculaire en Afrique depuis le milieu du siècle dernier. Pour tromper la misère et le manque d’emplois assez rémunérés, des milliers de petites gens ont ouvert des ateliers de fortune plus ou moins viables. Seule une faible proportion d’artisans réussissent à se tirer d’affaire.

Conclusion

Est-il vraiment nécessaire de chercher à formuler une définition idéale de la pauvreté pour promouvoir des actions et des politiques de lutte ? Les mesures courantes en usage répondent-elles vraiment au besoin de lutter contre la pauvreté ? Lorsqu’on parle de pauvreté, on peut penser aux méthodes archaïques  de production, à la faible productivité, aux termes de l’échange défavorables aux pauvres, à la surexploitation de l’environnement (déboisement, érosion, déséquilibres dans la mangrove, appauvrissement des sols, épuisement des mines, habitat insalubre, etc.).

Trouve-t-on un seul indicateur  pour mesurer ces facteurs d’appauvrissement ? Sinon, peut-on lutter sérieusement contre la pauvreté si on essaye de soulager des familles à faible revenu, si on lance des opérations occasionnelles de participation des communautés à la prise en main de leur propre développement ? On se trouve donc devant un dilemme : accepter une définition simple, sans grande puissance opératoire ou, alors, chercher une définition plus sophistiquée, mais plus difficile à mesurer.

Autre difficulté – et non des moindres – la définition devrait rendre compte des inégalités de revenus mais aussi des potentialités et des capacités des intéressés à vouloir (ou pouvoir) améliorer leur sort.  Il est clair que sur une calamité naturelle, comme une  sécheresse, une inondation, un typhon ou un tremblement de terre, les individus n’ont pas prise, sauf à avoir la capacité et les moyens de la  prévenir, en partie. Le même discours  pourrait être tenu à propos  du système des prix des matières premières, de la terre,  des moyens de production ou des inputs de l’agriculture ou de l’artisanat.

Enfin, est-il vraiment nécessaire de disposer d’une définition idéale de la pauvreté pour pouvoir agir ? Quand la volonté existe pour s’en sortir, les pauvres eux-mêmes devraient pouvoir trouver les ressorts nécessaires à leur lutte, les actions extérieures venant en complément et non en substitution de leurs propres efforts.

Références

  • Agenor, Pierre-Richard. 2002.  Does Globalization Hurt the Poor? The World Bank Policy Research. Working Paper number 2922 (October 2002).
  • Bahri, A et Gendreau, Francis. 2002. le travail des enfants en Afrique, Colloque de l’Association Internationale des Démographes de Langue Française, Dakar 7-13 décembre 2002.
  • Bernstein, Jared. 2003. Who's Poor? Don't Ask the Census Bureau , New York Times 27 September 2003   
  • Chossudovsky, Michel. 1997: Global Falsehoods: How the World Bank and the UNDP Distort the Figures on Global Poverty, Zed Books, London.
  • Collier, Paul, 1988:  Women in Development, defining the issues Working Paper WPS 129, the World Bank.
  • Iceland, John. 2003. Why poverty remains high, economic inequality and changes in family structure, 1949-199. Demography Vol. 40-3 August 2003. Population  Association of America. pp 499,  sq.
  • Nussbaum, M. 1995. "Human Capabilities, Female Human Beings," in M. Nussbaum and J. Glover (eds.)  Women, Culture and Development.  Oxford  University Press).
  • Rapport Dag Hammarskjöld. 1975. Contribution à la Session Spéciale de l’Assemblée Générale de l’ONU. Development Dialogue, n°1975-1/2.
  • Ruggieri Laderchi, Caterina, Saith Ruhi, Stewart Frances. 2003. Working Paper Nr 107. Queen Elisabeth House, University  of Oxford.
  • Sen, Amartya. 1988. Freedom of Choice: Concept and Content, in European Economic Review, Vol. 32, pp 269-294.
  • Smith, Adam 1776.   Vide Richesse des Nations. Encyclopédie Hachette Edition   2001.
  • United Nations. 1966. Indicators of Sustainable Development, Framework and Methodologies.
  • United Nations Development Programme/Programme des Nations Unies pour le Développement : Rapports annuels, en particulier celui de 1997.
  • UNDP/PNUD: Website/Site web: www.undp.org
  • World Bank:  Poverty Research: Poverty and Inequality DataHousehold Surveys (LSMS http://www.worldbank.org/lsms).
  • World Bank/Banque Mondiale: Rapports annuels et Site web : www.worldbank.org
  • Winter, G. 2002. L’impatience des pauvres, Presses Universitaires de France, Science, Histoire et Société. Paris.

[1]L’auteur est particulièrement reconnaissant à Madame Almaz Amine, cadre à la Banque Africaine du Développement, Tunis pour ses suggestions, avis et commentaires.

Copyright 2004 - Union for African Population Studies

Home Faq Resources Email Bioline
© Bioline International, 1989 - 2024, Site last up-dated on 01-Sep-2022.
Site created and maintained by the Reference Center on Environmental Information, CRIA, Brazil
System hosted by the Google Cloud Platform, GCP, Brazil