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African Population Studies
Union for African Population Studies
ISSN: 0850-5780
Vol. 19, Num. SA, 2004, pp. 177-199
African Population Studies/Etude de la Population Africaine, Vol. 19, No. 2, Sup. A, 2004, pp.177-199

Restriction de l'espace de vie et croissance de la pauvreté : l'exemple des Gusii (Kenya)

Valérie Golaz

Institut national d'études démographiques (INED) Paris, France

Code Number: ep04026

Résumé 

Cet article montre comment une restriction soudaine, même temporaire, de l'espace de vie d'une communauté peut contribuer à la paupérisation d'une partie notable de sa population. Au cours des années 1990, le Kenya a été le théâtre de violents affrontements sporadiques, opposant pour des raisons politiques des communautés d'origines ethniques différentes. Pour cette raison, une partie de la population a été momentanément contrainte à éviter ces destinations de migration habituelles, ce qui a contribué à déstructurer les réseaux sociaux qui sont à la base de toute quête d'emploi. Les sources de données classiques sur la population kenyane (recensements, enquêtes démographiques et économiques) ne permettent ni de connaître les flux migratoires avec précision, ni d'identifier les déterminants de ces migrations. Aucune n'a pour objet l'espace de vie des individus. Une enquête biographique apporte en revanche des résultats nouveaux, montrant à partir d'une typologie des trajectoires résidentielles à quel point cette réduction momentanée de l'espace de vie des Gusii a perturbé les départs en migration à long terme, entraînant une crise économique sans précédent dans la région.

Introduction

Nombre d’études de par le monde ont montré comment, lorsque le contexte macro-économique d’une région se modifie, la population s’adapte progressivement (Collomb, 1984 ; Cambrezy, 1984; Thibon, 1994 ; Orvis, 1989). Stratégies foncières, professionnelles et résidentielles sont mises en œuvre, s’appuyant sur des réseaux sociaux construits au fil du temps et contribuant au développement d’une économie d’archipel (Quesnel, 2001). L’entourage d’un individu (Lelièvre et al., 1997 ; Lelièvre et al., 2001) [1] et son espace de vie (Courgeau, 1975, 1988 ; Poulain, 1983) [2], constituent des dimensions incontournables dans l’étude de la pauvreté ou de la paupérisation, car c’est vers ces personnes et ces lieux que l’individu va se tourner en cas de besoin.

Cependant peu de données quantitatives sont disponibles à ce sujet. En effet, en ce qui concerne l’espace de vie par exemple, beaucoup de sources classiques ne prennent en compte qu’un lieu, le lieu de résidence de l’enquêté au moment de la collecte. D’autres présentent quelques lieux supplémentaires, comme le lieu de naissance ou le lieu de résidence un certain nombre d’années avant l’enquête ou à une période donnée de la vie. Seules quelques enquêtes spécifiques et récentes attestent de l’espace de vie d’un individu à un moment donné, ou de l’ensemble des lieux qu’il a fréquentés au cours de sa vie. Ces deux dimensions, l'espace et le temps, apportent deux angles d'attaque complémentaires. Même si l'on n’en tire pas une perception exhaustive des lieux fréquentés par l'individu au cours de sa vie, ces données sont d'une utilité fondamentale.

A plusieurs reprises au cours de l’histoire, et dans différentes parties du monde, certaines populations ont été assignées à un lieu particulier, très difficile à quitter. Cela a été le cas dans les pays d’Europe de l’Est, avant la chute du mur de Berlin, en Chine, lorsque les intellectuels ont été envoyés dans les campagnes, en Afrique, dans les anciennes colonies de peuplement, où la population africaine était cantonnée à des “ réserves ”. C’est aussi le cas à l’heure actuelle de la population de certains camps de réfugiés. Dans tous ces cas, indépendamment des conditions dramatiques dans lesquels ces circonstances sont apparues, l’isolement a conduit à une rupture au moins temporaire des relations sociales qui sortent du nouveau cadre spatial autorisé, et à l’impossibilité de créer des relations en dehors de ce territoire. En ce sens, les restrictions portées sur l’espace de vie d’une personne affectent directement la structure et la composition de son entourage. Dans ce contexte, les individus ont moins de recours, et en particulier, cela restreint la possibilité de s’implanter dans des lieux diversifiés.

L’objectif de cet article est d’évaluer l’effet de ce type de phénomène sur la paupérisation de la population, à partir de l’exemple du Kenya, pays où la pression foncière est un problème de plus en plus vif[3]. Au cours des années 1990, deux vagues de conflits politico-territoriaux y ont entraîné des mouvements de réfugiés internes, et une ségrégation spatiale[4] de la même inspiration que celle qu’avait connu le pays au cours de la période coloniale. Sur un critère d'appartenance ethnique, différents groupes de population ont en effet été repoussés par la force de l’ensemble de la province de la Vallée du Rift, la province la plus dynamique économiquement et la seule où les transferts fonciers demeuraient encore possibles. Ainsi, beaucoup se sont retrouvés contraints à retourner sur les terres ancestrales.

Les conséquences économiques et sociales de ces dix années de troubles sont catastrophiques, à l'échelle nationale, aussi bien dans le temps long qu’à court terme. La paupérisation est particulièrement marquée dans les zones d'accueil des réfugiés, bidonvilles en milieu urbain, lotissements précaires au bord des routes à proximité des terres dont la propriété est contestée[5], ou zones de départ de migration, terres ancestrales où certains migrants sont retournés.

L'ancien district de Kisii[6], dans la province de Nyanza, au sud-ouest du Kenya, est dans ce dernier cas. Lieu d'une émigration ancienne, principalement à destination de la province de la vallée du Rift, cette région a doublement été touchée par les conflits des années 1990. D'une part, par les migrants gusii qui pour la plupart ont dû quitter précipitamment leur lieu de vie et leurs activités de la province de la vallée du Rift, et se sont réfugiés sur les terres de leurs parents ou dans les marchés les plus proches de ces terres[7]. D'autre part, parce que des conflits particulièrement violents se sont déroulés entre Gusii et Maasai, à sa frontière sud, le long de la limite administrative qui sépare la province de Nyanza de celle de la Vallée du Rift, entraînant la mise en place d'une économie de guerre. Dans cette région en particulier, les restrictions de l'espace de vie des individus durant les conflits ont eu pour conséquence une paupérisation brutale de l'ensemble de la population. Ainsi une région réputée pour être l’une des régions agricoles les plus riches du Kenya est aujourd’hui le lieu d’une pauvreté marquée.

La difficulté que représente cette analyse consiste à différencier les tendances passées de moyen et de long terme, c'est à dire à distinguer les conséquences directes des conflits des années 1990, sur la mobilité et la pauvreté, dans un contexte lui-même en pleine évolution. Pour cela les sources classiques ne sont pas d'une grande aide. En revanche, une enquête biographique réalisée à la limite sud de l'ancien district de Kisii apporte des informations originales sur l'évolution de la mobilité et de l'économie locale au cours des dernières décennies.

Une mobilité gusii mal mesurée

L’ancien district de Kisii est constitué de terres d’altitude (1600 m en moyenne) densément peuplées. Il ressemble en cela à d’autres régions d’Afrique de l’Est, comme le Burundi, le Rwanda, le Kigezi au sud de l’Ouganda, ou les régions maragoli et meru, respectivement à l’ouest et au centre du Kenya. Ces terres fertiles et bien arrosées connaissent une densification de la population rapide[8], qui renvoie à un régime démographique fort, mais aussi au cadre territorial qui y a contraint les migrations pendant la majeure partie du XXème siècle.

L'évolution du cadre territorial

Colonie de peuplement, l'administration du territoire kenyan s'est faite sur le mode de la ségrégation, ségrégation raciale bien sûr, mais aussi ségrégation entre populations africaines, fondée sur le rattachement de chaque individu à un groupe ethnique et à un lieu d'origine unique (Médard, 1999, pp.22-24). Ainsi, dès le début du XXème siècle, des “ réserves ” ont été délimitées pour la population africaine. Ce système administratif allait de pair avec la mise en place de migrations contrôlées. Une carte individuelle, le kipande, nécessaire pour travailler hors de la réserve, était indispensable à partir de 1920 pour tout homme de plus de 16 ans voulant franchir une limite administrative (Kuczynski, 1949, p.139). Tout mouvement hors d'une réserve africaine devait être justifié et pouvait être interdit. Ce système, utilisé dans le but ouvert de limiter les mouvements internes dans le pays, n'a pas empêché les interactions et les échanges le long des limites administratives, mais a contribué à limiter l'expansion de certains groupes à la croissance démographique soutenue, comme les Gusii. Les fronts de peuplement Gusii, en effet, buttent sur les limites de la réserve entre les années 1920 et 1940 selon les endroits. Dès lors, la densification de la population est d'autant plus rapide sur ces terres qu'il n'y a pas d'alternative spatiale, et elle va de pair avec l'appropriation individuelle de la terre.

Progressivement cependant, le contrôle colonial sur la mobilité s'affaiblit. A la veille de l'indépendance, qui survient en 1963, les terres européennes, principalement situées dans la province de la Vallée du Rift, sont en partie cédées à des acquéreurs africains. Les migrations d'installation, vers d'autres zones rurales ou vers les villes, ne sont plus illégales. Si les individus sont alors libres de circuler et de s'installer dans le pays indépendamment de leur identité ou de leur origine, certaines régions conservent néanmoins un statut particulier. C'est le cas du Trans Mara, qui jouxte l'ancienne réserve gusii au sud, où l'installation est impossible pour les non-natifs jusqu'à la fin des années 1960 (Matampash, 1993, p.31).

Toute analyse des migrations gusii construite dans une perspective historique doit donc être lue dans ce contexte. Jusqu'aux années 1940, les déplacements à l'extérieur de la réserve d'origine étaient illégaux, en dehors de certaines migrations de travail (parfois forcées). Des années 1940 au début des années 1970, la libre circulation des hommes demeure limitée à une certaine partie du pays, dont est exclue la zone limitrophe au district de Kisii vers le sud. Depuis lors, il n'y a plus de restriction officielle. Ainsi ce n'est qu'à partir de cette date que l'espace de vie des Gusii a pu se développer dans toutes les directions, y-compris la plus évidente : les terres peu densément peuplées situées à proximité, qui offraient alors une possibilité de mise en culture.

Flux et stocks gusii : un état des lieux

Les données disponibles sur le Kenya n’apportent pas d’information sur l’espace de vie des individus. Même sur le thème des migrations, on ne peut rassembler que quelques éléments hétéroclites, qui proviennent essentiellement de l’analyse des recensements de la population, conduits au Kenya tous les 10 ans environ depuis 1948 (1948, 1962, 1969, 1979, 1989, 1999). L’analyse des migrations à partir des données du dernier en date (1999), n’est pas encore parue. Concernant les Gusii, on trouve, par ordre chronologique de parution, les points suivants :

-Seetharam et Olenja (1984, p.210), dans leur analyse du recensement de 1969, montrent que les Gusii, qui représentaient alors 6 % de la population du Kenya, n’étaient que 1,2 % parmi les immigrants de Nairobi, la capitale, ce qui montre qu’ils s’y étaient moins installés que d’autres groupes kenyans (la ville de Nairobi est une construction coloniale récente).

- A partir du recensement de 1979, Barber et Milne (1988, p.1188) trouvent, pour 1978-1979, un taux d’émigration nette de seulement 1,3 % pour le district de Kisii. A titre de comparaison, dans leur étude, d’autres districts de l’ouest du pays ont des taux nets d’émigration de 3 % à 5 %.

- Stephen Orvis (1989) a étudié pour l’ensemble du pays gusii, les stratégies économiques de diversification des ressources. Il analyse l’apparition, au cours de la période coloniale, du straddling, cumul au niveau familial d’un emploi et d’activités agricoles, avec transferts d’investissements du second vers le premier, puis la transformation progressive de la société gusii en une paysannerie sans terre. Mobilité et diversification des sources de revenus sont les clés de voûte de ce système.

- le Central Bureau of Statistics donne en 1990 un effectif de 5 000 personnes (surtout des hommes) originaires du district de Kisii, travaillant à l'extérieur de celui-ci (cité dans Silberschmidt, 1995, p.37). Ce nombre relativement faible ne représente cependant que l'emploi salarié formel (y-compris le salariat agricole).

- Margrethe Silberschmidt (1991, p.47) parle d'une faible émigration vers 20 ans et d'un retour rapide, et aussi des migrations saisonnières importantes.

- Okoth-Ogendo et Oucho (1993, p.188, p.196) parlent aussi d’une émigration faible et récente.

- Le gouvernement, en 1993, parle de migration de travail à destination de Kericho et des quatre grandes villes du pays, sans donner de chiffres (Republic of Kenya, 1993, p.12).

- Silberschmidt (1995, p.30-37) utilise comme hypothèse de travail des migrations masculines importantes au cours de la période coloniale (travaux forcés, migrations économiques pour parvenir à payer les taxes imposées par le gouvernement), et la faible émigration depuis l’indépendance, en 1963.

- 12,3 % seulement des individus nés dans le district de Kisii résidaient ailleurs en 1989 (78 % d’entre eux ont été recensés dans la province de la Vallée du Rift), ce qui est faible en comparaison des 23 à 30 % atteints par deux autres districts de l’ouest du pays (Republic of Kenya, 1996, p.4)[9].

Les rares sources quantitatives semblent donc s’accorder sur une émigration faible et principalement à destination de la province de la Vallée du Rift. Mais la plupart des chiffres avancés ici sont exprimés en soldes nets, ou ne concernent qu’une partie des migrations effectuées. Aucun ne fait de référence directe aux flux et aux stocks de migrants gusii. Seul un économiste, Philip Raikes (1989, p.42) va à l’encontre de l’hypothèse de faible émigration sous-jacente dans la liste précédente en écrivant, malheureusement sans citer de source :

"Men from Kisii do out-migrate in large quantities but they stay away less long than men from other out-migration districts".

A une autre échelle, puisqu’il n’est pas possible d’avoir de données complètes sur les migrations, on peut s’intéresser aux autres types de mobilité. La ville de Kisii constitue l’un des principaux nœuds routiers entre la frontière tanzanienne, à Isebania, et les principales grandes villes du Kenya et de l’Ouganda, que ce soit Nakuru, Nairobi et Mombasa d’un côté, ou bien Kisumu et Kampala de l’autre. Le trafic routier y est intense. Thomas Allemann (1999, p.73) estime à environ 75 le nombre de bus faisant chaque jour l’aller-retour entre Kisii et Nairobi, ce qui laisse présager de la grande mobilité des Gusii.

Une enquête biographique apporte des éléments nouveaux

Une enquête biographique a été conduite à la limite sud de l’ancienne réserve gusii[10], en 1997-1998, mettant en parallèle trajectoires résidentielles et parcours foncier, familial, et professionnel d’un échantillon d’hommes et de femmes nés avant 1982 (de plus de 15 ans au moment de l’enquête). Ce type de données permet une approche beaucoup plus complète de la mobilité, par la collecte de l’ensemble des lieux fréquentés au cours de la vie. Dans ce cas précis, le parcours foncier donne de plus, tout au long de la vie, les points d’ancrage (terres ou logements possédés ou loués) de l’individu et de sa famille.

Beaucoup de migrants

Au moment de l’enquête, 16 % des individus sont en migration[11]. 8 % des ménages de la zone sont totalement absents. 2,5 % résident à Nairobi. Au total, un quart des chefs de ménage sont en migration, et près de la moitié des ménages ont au moins un membre en migration. A l’inverse, dans légèrement plus de la moitié des ménages, tous les individus résident sur place au moment de l’enquête. Si l’on considère tous les séjours de plus de 6 mois consécutifs effectués en dehors d’une zone rurale de l’ancienne réserve gusii[12], on voit que plus de deux tiers des hommes et des femmes de plus de 45 ans ont connu un épisode migratoire au moins (tableau 1). Les départs semblent toucher les femmes beaucoup plus tard au cours de la vie que les hommes. L’âge médian au premier départ est de 23 ans pour les hommes. Pour les femmes, la médiane n’est pas atteinte.

A l'âge adulte[13], la moitié des hommes quittent le pays gusii rural au moins une fois avant leur 30 ans (figure 1). Les départs des femmes sont moins fréquents, bien qu'il y ait une nette tendance à partir de plus en plus jeune.

En ce qui concerne les destinations de migration, l’enquête confirme l’importance des départs vers la province de la Vallée du Rift. Les cartes 1et 2 donnent une représentation du cumul des années vécues sur des lieux de migration au cours de la vie des enquêtés, ce qui permet d’évaluer leur importance relative pour la population. Quatre destinations de prédilection se distinguent des autres : le district de Kericho (près de 30 % des épisodes migratoires), région de petites et grandes plantations agricoles, principalement de thé, très demandeuse de main d’œuvre saisonnière et peu éloignée (Brouillet, 1998), celui de Nakuru, tant en milieu urbain (villes de Nakuru et Naivasha) que rural (lotissements agricoles et plantations), la ville de Nairobi et enfin le Trans Mara, district mitoyen à la zone de collecte. Ainsi, Nairobi mise à part, on peut constater que les trois destinations principales se situent dans la province de la Vallée du Rift.

Un ancrage fort dans le lieu d’origine 

Dans la société gusii, tout fils né d’une femme mariée a un droit inaliénable sur les terres de son père. Le patrimoine foncier se transmet donc, en se morcelant à chaque génération, du père à l’ensemble de ses fils. Si les transferts fonciers existent, la vente de la totalité des terres d’un homme est extrêmement rare. Cet attachement à la terre renvoie particulièrement à sa valeur symbolique : terre de ses ancêtres, c’est aussi le lieu où le propriétaire foncier, ses femmes et sa lignée descendante seront enterrés. Ainsi, même des personnes décédées à l’autre bout du pays seront rapatriées sur leurs terres post mortem. De manière courante, un migrant malade revient sur ses terres guérir ou mourir, lorsqu’il n’a pas les moyens de se faire soigner dans un centre de santé particulier.

Cet ancrage fort aux terres d’origine se ressent aussi dans les trajectoires résidentielles des enquêtés. Quelle que soit la destination de la migration, les migrants semblent très rarement se fixer plus de deux années sur le même lieu.

Trois types de trajectoires masculines peuvent être distinguées dans les données de l’enquête. Afin de mesurer leur fréquence pour lesquelles je peux donner la fréquence dans les trajectoires des hommes de plus de 60 ans au moment de l’enquête[15], sachant qu’ils sont 24 dans l’échantillon et que 6 d’entre eux n’ont jamais émigré au cours de leur vie.

Tout d’abord, certains hommes n’ont émigré qu’une fois au cours de leur vie. 4 hommes de plus de 60 ans sont restés moins de 4 ans dans un lieu de migration unique, 3 autres sont restés sur le même lieu plus de 18 ans, 2 enfin n’ont connu qu’une émigration mais deux lieux de résidence au cours de cette période.

Beaucoup de trajectoires comportent plus d’une émigration. Il s’agit même souvent de successions de départs en migration et de retours, chaque étape durant plus de 6 mois. Ce sont généralement des migrations de travail, dont les destinations ne se répètent pas : elles ne sont ni saisonnières et régulières, et parfois pas suffisamment longues pour être perçues dans la partie biographique de l'enquête, qui prend en compte les événements de plus de 6 mois uniquement. Ce comportement de vie entre l’emploi et la terre héritée est assez caractéristique, et concerne 9 hommes de plus de 60 ans, soit 50 % des migrants de ce groupe. Dans certains cas, il y a retour dans la zone d’origine entre chaque lieu de résidence en migration, ce qui donne des trajectoires en étoile, dans d’autres, l’individu cumule plusieurs épisodes migratoires avant de rentrer chez lui, puis de repartir. Quatre exemples sont donnés sur les cartes 3. Les cartes de gauche représentent des trajectoires en étoile, celles de droite des trajectoires plus complexes, à chaque fois pour un homme âgé et un plus jeune. Dans le premier cas, en haut à gauche, l’homme a été contraint de migrer dans le cadre des réquisitions de main-d’œuvre pour les travaux forcés imposés durant la colonisation. Sur les autres cartes, les déplacements ont lieu sans contingence extérieure. 4 hommes de plus de 60 ans ont des trajectoires simples, 5 des trajectoires complexes.

Cette typologie rapide semble s’appliquer aussi bien aux jeunes, chez certains desquels on peut déjà remarquer le départ de trajectoires en étoile ou complexes, comme les cartes du bas en attestent. On trouve donc des espaces de vies qui, quels que soit le nombre des lieux qui les constituent et la distance qui les sépare, restent centrés sur un point particulier, la terre de référence, le domaine foncier hérité. Cet ancrage est moins fort dans les trajectoires féminines, puisque les femmes changent de point d’ancrage à leur entrée en union, passant de la propriété de leur père à celle de leur conjoint.

Ces résultats confirment donc l'hypothèse de Philip Raikes. La mobilité gusii se caractérise principalement par des séjours en migration de courte durée. Ces épisodes migratoires de courte durée, et particulièrement ceux qui surviennent en alternance avec des séjours dans la zone d’origine, sont quasiment invisibles dans les données de recensements ou dans les grandes enquêtes qui ne prennent en compte que le lieu de naissance et le lieu de résidence du moment, ou même le lieu de résidence un certain nombre d’années avant la collecte. Cela explique donc la divergence des hypothèses faites sur les migrations des Gusii, en dehors de toute source pertinente. Le cas des Gusii est un cas d’école en la matière, avec une mobilité relativement élevée de la population masculine, mais un enracinement tel dans la zone d’origine que cette mobilité n’est pas perçue, hors enquête spécifique comme celle-ci.

Limitations de l’espace de vie et émergence de la pauvreté

Les conflits touchent au cours des années 1990 l’ensemble du Kenya. La plupart des lotissements agricoles et des limites administratives de la province de la Vallée du Rift se transforment en champ de bataille, en particulier autour des premières élections générales multipartites (1992). Les conflits sont réamorcés à l’approche des élections suivantes (1997). La zone côtière de Likoni, zone d’immigration de populations du centre et de l’ouest du pays, est elle aussi touchée en 1997.

Entre Gusii et Maasai, la tension est vive dès 1989, indépendamment de ce calendrier électoral. Les Gusii résidant dans le Trans Mara en sont chassés, leurs habitations brûlées. A l’approche des premières élections générales multipartites, un politicien maasai, Julius ole Sunkuli, joue sur l’ethnicité pour se réapproprier les terres achetées par des Gusii. Luttes de pouvoir entre clans maasai, enjeux fonciers et électoraux jouent dans le même sens. Sous couvert de vol de bétail, la situation s’enflamme. La tension atteint un paroxysme au moment des élections, en 1992, puis retombe. De nouveaux conflits apparaissent en 1996, puis en 1997-98 au moment des élections suivantes. Jusqu’au changement de gouvernement fin 2002, et à la destitution de ce politicien, des escarmouches régulières opposent Gusii, Maasai et administration locale.

Tout le système migratoire des Gusii est remis en question au cours de cette décennie, et en particulier les accords fonciers qui permettent aux Gusii de cultiver des terres situées dans le district du Trans Mara voisin.  

Un élan migratoire interrompu

L’analyse des départs en migration des hommes révèle l’ampleur de l’effet des conflits sur l’émigration gusii, toutes destinations confondues. Considérons les départs en fonction de la période à laquelle ils se produisent. Le tableau 2 montre tout d'abord une augmentation des migrations masculines dans les années 1980 : les hommes adultes ont une probabilité de partir en migration 1,3 fois plus forte après 1982 que jusqu’alors (modèle 1). Cependant il montre de plus un ralentissement des départs pendant les périodes de conflits et l'arrêt de cette croissance des départs, et ce même dans les interludes de paix. Il n’y a pas de phénomène de rattrapage lorsque la paix revient : on aurait pu penser que les personnes n'étant pas parties en migration à cause des conflits ou étant rentrées à cause de ces conflits se seraient ajoutées, au retour de la paix, à celles qui seraient normalement parties, mais ce n'est pas le cas. On voit en effet sur le modèle 2 que les premières émigration des années 1994-96 ne sont pas significativement différentes des mouvements des années 1980. Ainsi les conflits ethniques ont non seulement limité la mobilité au moment où ils se sont produits, mais ils ont aussi stoppé durablement la croissance de l'émigration dans le plus long terme.

Ces résultats infirment par ailleurs la possibilité d'une fuite vers la ville – et en particulier vers Nairobi – au cours des conflits. On constate que les départs sont repoussés et non réorientés vers d'autres destinations. Par ailleurs, au moment de l'enquête, sur une population de référence de 4740 personnes, seuls 80 sont à Nairobi, ce qui représente moins de 2 % des gens ayant un pied-à-terre dans la zone d'étude. Ceci montre d'une part la spécificité des migrations vers Nairobi (deux tiers des chefs de ménage y emmènent leur famille) et d'autre part le fait que Nairobi n'est pas un lieu de repli pour les Gusii qui ont une attache sur leurs terres ancestrales. Ceci s'explique probablement par le fait que la plupart des destinations de migrations dans la province de la Vallée du Rift sont rurales, et les Gusii y travaillent comme main-d'œuvre agricole ou y cultivent en leur propre nom. Aller en ville procède d'une démarche différente, et ils n'ont pas forcément les contacts nécessaires sur place pour favoriser leur insertion. Aussi est-ce dans l'ancien district de Kisii que ceux-ci retournent se réfugier en période de conflit. 

De la mise en place d’un système de navettes vers le pays maasai à l'interruption des échanges

Dans le cas particulier de l’accès aux terres dans le district de Trans Mara, les femmes mariées à des maasai servent d’intermédiaires privilégiées. On se trouve donc, à la frontière Gucha/Trans Mara, dans un contexte particulier. Comme il n'y a plus de terre libre dans le district de Gucha depuis la fin des années 1940, c’est vers le Trans Mara, et à moindre échelle dans d’autres parties de la Vallée du Rift, que s’est étendu l’espace de vie des Gusii. Conservant généralement un pied sur les terres "ancestrales", les familles ont progressivement développé des activités de l'autre côté de la limite administrative. Des transferts fonciers ont eu lieu, mais la forme principale des échanges fonciers est la location de terres. Un continuum de cas a existé entre le prêt, l’accord informel et le contrat de location en bonne et due forme. Ces terres cultivées contribuent à l'expansion du domaine foncier gusii de fait, atténuant le rapport population/ressources du côté gusii de la limite administrative.

Au fur et à mesure que la population se densifiait, les locations de terre dans le district de Trans Mara se sont développées. Elles surviennent de plus en plus tôt dans la vie des hommes gusii qui habitent à la frontière. L'âge médian à la première location est en effet passé de 32 ans pour les hommes nés jusqu'à 1952 inclus à 28 ans pour ceux nés après 1968. Cette accélération du processus de location, en parallèle avec la densification rapide de la population gusii, est un indice de l’intensification des relations entre Gusii et Maasai, en particulier en ce qui concerne le foncier. Mais cette baisse régulière de l'âge à la première location de terres maasai cache un phénomène plus complexe. L'utilisation des terres du Trans Mara semble conditionnée par l'accès à la terre du côté gusii : dans l'enquête, toutes les personnes ayant cultivé de la terre de l'autre côté de la limite administrative l'ont fait après avoir reçu une partie des terres de leur père (héritage en cas de décès de celui-ci, ou de plus en plus couramment, allocation d'une parcelle qui marque l'autonomie du fils), phénomène qui lui aussi a lieu de plus en plus tôt. Aussi peut-on considérer la location de terres en Trans Mara sous un angle différent. Combien de temps un chef de ménage va-t-il attendre avant de passer un contrat avec un Maasai ? La figure 2 montre que cette durée, entre l'autonomie par rapport au père et la première location, qui s'était nettement amenuisée entre les deux premiers groupes d'hommes, se stabilise, voire augmente légèrement, entre les deux suivants.

On constate donc un recul des locations dans les trajectoires individuelles des chefs de ménage chez les hommes nés après 1968. Ce phénomène renvoie aux conditions difficiles que connaissent les Gusii qui avaient choisi de travailler en Trans Mara au cours des années 1990.

De 1989 à 2002, il n’est en effet plus possible pour les Gusii de vivre en Trans Mara. Les terres achetées sont laissées en friche et de nombreuses locations sont abandonnées. Le seul usage régulier de ces terres qui perdure concerne la bande de terre de 2-3 km située le long de la limite administrative Gucha/Trans Mara. Malgré une grande variété de statuts fonciers, elle est intégralement louée et mise en culture par des Gusii, qui s’y rendent de manière journalière au moment des pics agricoles. De même les marchés et les transports demeurent contrôlés principalement par des Gusii. Activités agricoles et marchandes sont pratiquées par navettes quotidiennes, il n'est plus question d'habiter sur place, en particulier en milieu rural. En période de conflits ouverts (1991-1993 et 1997-1998), les terres cultivées en Trans Mara sont abandonnées, pour cause d’insécurité, parfois au milieu d’un cycle de production, et elles sont laissées en jachère forcée pour une ou deux saisons. La population gusii se cantonne à “ son ” côté de la limite administrative, en dehors des attaques guerrières.

Ainsi non seulement la tension liée aux conflits peut-elle dissuader certains acquéreurs potentiels de s'intéresser au marché foncier du Trans Mara, mais de plus la limitation des locations de terre à la bande frontalière freine le développement de ce phénomène. Si les locations étaient en croissance entre les deux premières générations d’hommes, elle ne le sont plus entre les deux dernières : rapidement saturées, les terres de proximité sont un espace limité, qui ne permet pas une expansion du domaine foncier gusii à l'échelle de celle qu'on aurait pu imaginer avant les conflits. 

Une dépendance accrue aux terres du Trans Mara

On pourrait supposer qu'un désengagement progressif des activités gusii en Trans Mara, et en particulier de l'agriculture, a eu lieu dès l'apparition de la violence. Mais les comportements le démentent : dès la paix revenue, les locations reprennent. Ainsi, si la croissance de l'émigration semble avoir été interrompue par les conflits des années 1990, la mobilité quotidienne vers les terres et les marchés du Trans Mara reprend dès que la vie des travailleurs n'est plus ouvertement en jeu. En 1997, juste avant la seconde vague de conflits, 28 % des ménages de la zone d'étude louent de la terre en Trans Mara. Cette proportion atteint 80 % par endroits, principalement en fonction de la distance à la limite administrative.

Ainsi nombre de ménages se sont adaptés à la pression foncière dans l'ancienne réserve gusii en étendant leur domaine foncier aux seules terres libres de proximité. Cette adaptation, sans nécessiter de savoir faire autre que celui déjà acquis, l'agriculture, a permis à nombre de ménages gusii de conserver l'agriculture comme principale source de revenus. Mais cette opportunité, que les personnes habitant plus loin du domaine foncier maasai n'ont pas eue, et ont pu envier, s'est retournée contre les frontaliers au cours des conflits. En effet, parmi les ménages qui louent de la terre en Trans Mara en 1997, 60 % y cultivent plus de terre qu'ils n'en ont dans le district de Gucha. Si l'on construit un indice de dépendance aux terres maasai par le rapport des superficies louées en Trans Mara à la superficie totale cultivable des deux côtés de la limite administrative, pour chaque ménage, on constate que dans la partie frontalière de la zone d'étude, plus du tiers des ménages dépend des terres du Trans Mara à plus de 50 % (tableau 3).

Même si l'expansion foncière n'empêche pas totalement une reconversion partielle dans des activités non agricoles, il est probable que certains ménages, grâce au potentiel de ces terres toutes proches, ne s'étaient pas encore impliqués dans le secteur non-agricole au début des conflits. A cet égard, l'étude de l'interruption des contrats de location au début des conflits de 1997-1998 apporte des éléments supplémentaires. La proportion de ménages qui arrêtent de louer de la terre en Trans Mara avant les conflits est relativement faible. La plupart des ménages qui louaient en 1997 continuent malgré le risque que cela représente (figure 3). Les personnes majoritairement dépendantes du pays maasai pour la terre (taux supérieur à 60 %) sont plus de 80 % à continuer à louer au cours de la période de conflits. Les personnes qui ne dépendent que de 40 à 60 % sont celles qui arrêtent le plus de louer. Ceux qui sont peu dépendants (0 à 40 %) sont seulement 25 à 30 % à arrêter.

Ainsi ce sont les ménages qui dépendent le plus de l'agriculture en Trans Mara qui vont, à cause des conflits, perdre une récolte et une saison supplémentaire de culture. Ainsi, environ 15 % des ménages de la zone d'étude doivent faire face à un problème économique grave, à cause des tensions entre Gusii et Maasai. Peu d’alternatives s'offrent alors à eux. La zone frontalière connaît des difficultés économiques d'autant plus graves que tout comme le reste de l'ancienne réserve gusii, elle est le lieu de retour de migrants réfugiés internes, qui ne bénéficient plus de ressources, et constituent autant de bouches supplémentaires à nourrir. Comme nous l'avons vu, les réseaux migratoires sont mis à mal par les conflits dans l'ensemble de la province de la Vallée du Rift. A défaut de migration, il est nécessaire, pour survivre, de se reconvertir in situ – de trouver si non du travail, du moins de l'argent ou de la nourriture.

La crise politique entraîne une crise économique sans précédent. Néanmoins, la société encore une fois se réorganise. Les hommes, et en particulier ceux qui sont en mal d’assurer leurs activités habituelles, réorientent leurs efforts vers la défense de la communauté. Les adolescents quittent l'école en cas d'affrontement avec l'ennemi. Certains hommes astucieux se reconvertissent dans la fabrication et la vente d'arcs, de flèches et de lances. Mais sous couvert de défense de la frontière et d’attaques ennemies, le banditisme se développe. Le vol de bétail s'intensifie le long de la frontière, contribuant à entretenir les conflits. Les attaques à main armée font leur apparition, en particulier la nuit. De leur côté, les femmes se mettent à cultiver les bords des chemins, faute d’autre terre disponible, ou à distiller et vendre de l'alcool pour payer les frais de scolarité de leurs enfants. La restriction de l'espace de vie des Gusii et le climat de tension politique des années 1990 conduisent à un réajustement brutal et à une situation de crise. Il est difficile de prédire à ce stade-ci quelles alternatives vont se mettre en place dans le futur. En revanche, l'apparition d'une économie de guerre a pu être observée. La question est de savoir si ce type d'activités qui génère insécurité et violence localement ne risque pas de prendre le dessus à long terme. Les témoignages concernant la période récente semblent l'indiquer : on mentionne la présence de gangs en pays gusii rural qui sèment la terreur. Il s'agirait de la reconversion des personnes auparavant engagées dans les conflits le long de la frontière (Mutahi, 2003, p.9).

Conclusion

La société gusii a connu des changements extrêmement importants au cours du dernier siècle : le passage d’un front pionnier agricole à un domaine foncier limité totalement privatisé, d’un système mixte agriculture-élevage à un système dominé par l’agriculture, de cultures vivrières à une agriculture orientée vers l’économie de marché, l’insertion progressive dans des activités non agricoles, la scolarisation progressive de quasiment tous les garçons et les filles, etc. Depuis la fin des années 1940, le morcellement des terres entre fils a entraîné une intensification de l’agriculture tout aussi rapide, avec étagement des cultures, passage d’un système de jachère à deux récoltes par an, etc. De plus, la situation économique kenyane n’a cessé de se dégrader depuis le début des années 1980. Suite à l’effondrement des cours et à la mauvaise gestion des filières, les cultures de rente (thé, café) ont progressivement été laissées de côté, au profit d’une agriculture mixte, centrée sur le maïs, les bananes et l’horticulture. Dans ce contexte économique changeant, la population, d’une manière ou d’une autre, s’est toujours adaptée aux contingences du moment. Cette adaptation a pris différentes formes selon les familles et les époques : expansion du domaine foncier vers le pays maasai, straddling entre activités agricoles et non agricoles, émigration saisonnière ou de courte durée, diversification des sources de revenus à l’échelle individuelle ou de la famille.

Mais la montée de la violence entre Gusii et Maasai et la tension rencontrée dans l’ensemble du pays au cours des années 1990 n’ont rien à voir avec ces phénomènes progressifs. L’adaptation est plus difficile. Dans ce nouveau contexte, une grande partie de la population voit sa situation économique se dégrader brutalement. Il convient en effet de distinguer dans ce bilan les conséquences économiques de court terme de celles de long terme. Ainsi, on peut opposer, en jouant sur l'échelle de temps, les difficultés économiques du moment, liées à la présence des migrants, à la diminution notable des retours (en numéraire ou en nature) de la migration et à la limitation des terres mises en culture au cours des conflits, et les difficultés économiques durables qui découlent de l'isolement relatif dans lequel se retrouve la communauté gusii au cours de ces conflits. Ainsi, même si au retour de la paix en 2003, la population réfugiée est ouvertement incitée à retourner sur ses terres, en dehors des anciennes réserves, et si aucune contrainte ne pèse plus – en théorie – sur la mobilité individuelle, les facteurs de la mobilité ont changé. Les litiges sur la propriété foncière sont encore loin d’être résolus. Les destinations de migration sont limitées par la situation économique catastrophique du pays ainsi que par la fermeture du marché foncier dans la plupart des zones pas totalement arides. Même en Trans Mara, les opportunités de location de terres sont réduites (croissance démographique endogène, changement des structures foncières et de la mise en valeur des terres). La pauvreté qui s’est installée en pays gusii dans les années 1990, comme dans bien d’autres régions du pays, est bien une pauvreté durable.

Par l'analyse approfondie des trajectoires résidentielles et foncières des habitants de la frontière Gucha / Trans Mara, cet article a montré comment une période de tensions politiques et les restrictions qui en ont découlé sur la mobilité ont contribué à la marginalisation d'une partie notable de la population, et à la paupérisation quasi-générale d'une communauté. La limitation de l'espace de vie d'une population au cours d'une période de quelques années peut suffire à l'installation de la pauvreté dans le long terme. Limiter l'espace de vie entraîne une rupture dans les ressources immédiates ainsi que dans la structure de l'entourage d'une personne et dans ses réseaux sociaux. A la levée des restrictions sur la mobilité, chaque groupe doit reconstruire ses réseaux avant de pouvoir se développer à l'extérieur de sa zone de confinement. C'est un processus long, qui est tributaire des conditions économiques et sociales du moment, tout autant que de l'histoire. L'analyse quantitative de ce phénomène n'en est qu'à ses débuts, son développement futur pourra apporter une meilleure compréhension des sociétés humaines.

Pourtant, le cas des Gusii est somme toute assez banal. Nombre d'États font usage de politiques territoriales délibérées, que ce soit sur le territoire national ou sur la scène internationale, qui conduisent au confinement de certaines populations ou à leur exode, limitant ainsi se manière plus ou moins brutale leur espace de vie. Ainsi, à une autre échelle, les réfugiés internationaux sont souvent dans une situation bien pire que des réfugiés internes, en particulier lorsqu'ils sont cantonnés à des camps, sans contact extérieur autre que par l’aide humanitaire. Encore plus près de nous, un autre exemple s’impose, celui de l’Europe, qui en fermant ses frontières à l’Afrique et en y rapatriant certaines catégories de migrants, coupe les ressources potentielles de nombre de familles et déstructure l’économie de régions entières. On ne saurait pourtant trop insister sur l'importance des stratégies de mobilité dans l'adaptation à un contexte économique en dégradation.

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[1] L'entourage d'un individu se définit par l'ensemble des personnes qui lui sont proches, apparentées ou non.

[2] Une ambiguïté réside dans la définition de l'espace de vie, en fonction de l'échelle temporelle prise en compte, du degré et de la nature du rattachement aux lieux (lieux de résidence, de travail, de passage…). Dans ce texte, l'espace de vie s'inspire en partie de "l'aire d'action migratoire" définie par Hervé Domenach et Michel Picouet (1987). Il s'agit des lieux de résidence potentiels d'un individu, c'est-à-dire les lieux dans lesquels il peut envisager de séjourner. Une définition simplifiée consisterait à prendre en compte les lieux de résidence de l'individu et ceux de ses proches.

[3] Le Kenya, pays légèrement plus grand que la France, compte en 1999 29 millions d’habitants, alors que 2/3 de ses terres sont semi-arides et sa population encore à 70 % rurale. C’est dans la province de la Vallée du Rift que se situe la plupart des terres fertiles aliénées au début du XXème siècle pour des colons étrangers, terres dont la redistribution et le morcellement, démarrés à la veille de l’indépendance, s’étalent dans le temps.

[4] Cette nouvelle ségrégation spatiale renvoie à la fois à une politique volontaire de l'Etat, dans la mesure où les conflits sont orchestrés par lui, et au fait des individus eux-mêmes, qui font le choix, dans ce contexte,  de retourner sur les anciennes réserves coloniales.

[5] Au cœur de la province de la Vallée du Rift, à proximité de Molo et Njoro, les Kikuyus sont contraints, pour assurer leur défense, de cesser de vivre sur leurs terres. Ils se regroupent dans des habitations en bois le long des principaux axes routiers de la région. 

[6] L’ancien district de Kisii est désormais divisé en trois districts : Kisii – sud (ou Gucha), Kisii – central (ou Kisii), et Kisii – nord (ou Nyamira). Par souci de clarté, Kisii est toujours utilisé dans ce texte pour désigner l'ensemble de ces trois districts, à plus de 95 % peuplés par des Gusii.

[7] Les réfugiés urbains sont difficiles à percevoir en dehors d'une enquête spécifique portant sur Nairobi. Dans le cas des Gusii, il est probable qu'ils ne sont pas nombreux, nous y reviendrons (paragraphe III.1.).

[8] La population y croît à 2,7 % par an pour les périodes 1979-1989 et 1989-1999 (taux nets calculés d’après les recensements).

[9] Le recensement de 1989 a malheureusement été l’objet de critiques justifiées, quant à la qualité des résultats finalement présentés après 5 ans de silence (Golaz, 1997a ; Golaz, 1997b). Certains des résultats publiés ayant été manipulés, il est difficile de dire quelle est la validité des résultats, régionaux ou nationaux.

[10] Elle a été menée dans les divisions administratives de Magenche et Nyamecheo, district de Gucha.

[11] Calculé avec comme hypothèse une taille moyenne de ménage de 4 personnes pour les ménages absents, alors qu’elle vaut 7 pour les ménages présents.

[12] Prendre le milieu rural gusii comme unité d'analyse permet d'avoir des résultats comparables entre hommes et femmes. En effet, la zone sur laquelle porte l'enquête est une unité d’exogamie, ce qui fait que la totalité des femmes qui y vivent en union sont originaires d’ailleurs, alors que l'ensemble des femmes qui y vivent sans conjoint en sont originaires. Cela donne des trajectoires très différentes selon l'âge de la femme enquêtée. Mais lorsque l’on considère comme unité d’origine l’ensemble du pays gusii rural, ce biais disparaît, puisque la grande majorité des femmes en union à Magenche sont originaires d’une autre zone rurale gusii. Cependant, ce choix méthodologique est fait au détriment des changements résidentiels internes à la partie rurale de l’ancien district de Kisii, qui ne sont pas pris en compte.

[13] C'est à dire à partir du premier séjour dans la zone d'étude qui suive les 15 ans de l'enquêté.

[14] Ces courbes sont des fonctions de séjour, obtenues par modèle de Kaplan Meier (Courgeau et Lelièvre, 1989, Chap.III). Les individus entrent en observation à partir de 15 ans, dès leur premier séjour en pays gusii rural (qui peut débuter par la naissance, un retour de migration de l'enfance, ou une immigration, pour les femmes en union en particulier) et en sortent soit à leur première émigration, soit, si elle n’a pas (encore) eu lieu, à l’âge qu’ils ont au moment de l’enquête.

[15] Avant 60 ans, l’absence des migrants est plus importante, et ne permet pas de donner une image de l'ensemble des migrants

[16] Ce tableau présente les résultats d’une analyse semi-paramétrique : il s'agit de modèles à risques proportionnels de Cox (Courgeau et Lelièvre, 1989, Chap.IX). La période de conjoncture est une variable dépendant du temps, dans le sens où tous les individus ne traversent pas une période au même moment de leur trajectoire. Un coefficient de 0,32 pour la période 1983-1990 donne un risque relatif de exp(0,32) = 1,3 d’émigrer au cours de cette période, par rapport à la période de référence (avant 1982).

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