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African Population Studies
Union for African Population Studies
ISSN: 0850-5780
Vol. 19, Num. SA, 2004, pp. 221-240

African Population Studies/Etude de la Population Africaine, Vol. 19, No. 2, Sup. A, 2004, pp.221-240

Soigner les enfants exclusivement à domicile en cas de paludisme en milieu rural sénégalais : un effet de la pauvreté ? 

Sylvain Landry FAYE LALOU Richard et ADJAMAGBO Agnès

Université V. Segalen Bordeaux 2  France 
IRD-Marseille IRD- Dakar France
                       

Code Number: ep04028                

Résumé

Au Sénégal, l’auto-traitement, c’est-à-dire les soins effectués à la maison sans prescription, est une démarche thérapeutique fréquente.A Niakhar, c’est la première réponse aux cas d’accès palustres infantiles, généralement exclusive. Aussi bien en milieu urbain que rural, cette démarche thérapeutique est généralement expliquée par la pauvreté. Cependant, nous avons observé que ce facteur est en lien avec d’autres éléments explicatifs. Si les parents accordent habituellement crédit à la biomédecine, leur précarité financière durant la période de soudure (hivernage), associée à leur perception banalisante de la maladie, ne les prédispose pas à recourir au dispensaire. En outre, les dysfonctionnements réels du secteur de soins biomédicaux ne les encouragent pas à le fréquenter. Tout ceci les pousse à adopter des soins facilement accessibles et peu coûteux, surtout à domicile. Cette démarche est renforcée par des marchés parallèles de vente de médicaments assez dynamiques et une certaine familiarité des parents avec les modes de traitements (types de médicaments à prendre, diagnostic). Enfin, il faut prendre en compte l’approche collective dans la gestion de la santé infantile qui induit un long processus de décision, une confrontation des savoirs, ce qui favorise aussi l’auto-traitement.

Introduction

Le paludisme est une grave maladie parasitaire, causée par un  germe (le plasmodium falciparum) transmis à l’homme par la piqûre de l’anophèle femelle. Elle sévit principalement dans la plupart des régions tropicales et subtropicales et y constitue une principale cause de mortalité. Chaque année, 300 à 500 millions de cas d’affections palustres sont inventoriés, dont 1 à 3 millions se soldent par un décès (OMS 1999).  Plus de 80 % de ces décès touchent les enfants de moins de dix ans, résidant plus particulièrement en milieu rural africain (OMS, programme Faire Reculer le Paludisme). Au Sénégal, c’est surtout chez cette population infantile que les prévalence et densité parasitaires les plus élevées sont observées (Robert V., 1998). Les cas de résistance, de plus en plus dépistés (surtout chez les moins de 5 ans), laissent prévoir pour ce groupe d’âge à faible prémonition palustre une augmentation de la morbidité et une évolution croissante du taux de mortalité (PNLP, 2001). L’importance de cette maladie et le risque d’incidence élevé chez les enfants ont fait de ceux-ci une des cibles des politiques de santé.

Aujourd’hui, cette maladie a amorcé une transition épidémiologique (Trape, 1998 ; PNLP 2001) avec l’augmentation des résistances à la chloroquine et l’aggravation, depuis quelques années, des taux de morbidité et mortalité. Cette évolution a suscité une modification des moyens de lutte (apparition de nouveaux médicaments de première ligne) et une intensification des campagnes d’information, éducation et sensibilisation. De nouvelles stratégies ont été mises en place, visant une stratégie de lutte intégrée prenant en compte les différentes facettes de l’expression du paludisme, biologique, économique mais aussi socioculturelle. La compréhension des facteurs déterminants des cheminements thérapeutiques est devenue un enjeu majeur dans la lutte contre le paludisme.

L’objectif de cet article est de contribuer à cette réflexion générale en se penchant plus particulièrement sur l’analyse des logiques sociales et culturelles qui favorisent les pratiques de traitement intra-domiciliaires. L’auto-traitement par des soins traditionnels et modernes  constituent la première, la principale et souvent la seule démarche thérapeutique en cas de fièvre palustre chez l’enfant (McCombie, 2002 ; Williams et Jones, 2004 à paraître). Ce regard, porté du côté du malade, sur les stratégies mises en œuvre pour le soigner, est d’autant plus important que les organisations internationales appellent de plus en plus la mise en place d’actions à base communautaire pour distribuer le médicament et conseiller le patient, notamment lorsqu’un recours rapide auprès d’une structure médicale n’est pas possible (voir la déclaration d’Abuja, OMS,CDS,RBM,  2000).

Les données essentiellement qualitatives présentées ici ont été collectées au Sénégal, dans la zone rurale de Niakhar, une sous préfecture de la région de Fatick située à cent cinquante kilomètres à l’est de Dakar. Cette région est caractérisée par un climat sahélo-soudanien occidental avec deux saisons : Une sèche de huit à neuf mois, et une humide de quatre mois. Sur le plan épidémiologique, le suivi démographique et de santé de la population de Niakhar, mené depuis plus de trente ans,  montre que la mortalité attribuable au paludisme y représente 22 % des causes probables de décès chez les enfants de 1 à 4 ans entre 1984 et 2000, soit la seconde grande cause de décès après le complexe pathologique : diarrhée – infection respiratoire aiguë - malnutrition, avec un taux de mortalité de 12‰ (Etard et al. à paraître).

Question de recherche

En Afrique, l’intérêt de la recherche sur les comportements thérapeutiques a le plus souvent porté sur le recours externe et sur la concurrence entre les filières biomédicale et traditionnelle (Kalis, 1997, Foster 1995), laissant de côté un aspect important qu’est l’auto-traitement, c’est-à-dire les soins prodigués à domicile sans intervention d’un thérapeute, est devenu une réponse thérapeutique à part entière, au même titre que le recours au dispensaire et au guérisseur. Selon Bichmann (1985), l’auto-traitement constitue même un «sous-système médical».

De nos jours, les soins à domicile non prescrits sont, en importance, la première pratique thérapeutique usuelle (Faye, 2000.) Cette réponse est aujourd’hui primordiale aussi bien en ville, là où l’offre biomédicale est très forte, qu’à la campagne. Selon Demba Anta Dione (1999), la majeure partie des enfants décédés du paludisme à Niakhar n’ont pas été en consultation dans un dispensaire et ont été traités soit à domicile ou chez le guérisseur. Franckel (2002) montre que dans la même zone, environ 88% des enfants souffrant de fièvre sont d’abord traités à la maison, à partir de médicaments achetés et gardés ou de recettes traditionnelles. Cette forme de traitement est même exclusive dans 66% des épisodes morbides.

Pour comprendre l’importance d’un comportement, si souvent décrié par les services de santé publique, plusieurs auteurs ont tout naturellement invoqué la pauvreté, notamment à partir d’études urbaines (Werner J.F, 1993 ; Assani, 2001 ; Cissé, 2003). Ryan (1998) considère l’attente avant les soins et le traitement à domicile comme des principes de réduction de l’incertitude, face à une maladie encore mal interprétée, et des coûts financiers, dans un contexte de précarité économique des ménages. A Niakhar, la détérioration de la qualité des sols, les sécheresses répétées, la pression foncière et la privatisation des filières (notamment de l’arachide) ont produit une profonde précarisation des ménages ; un contexte de crise économique qui probablement éclaire en partie les pratiques thérapeutiques et notamment un traitement à domicile long ou exclusif.

Cependant, les logiques de cette pratique ne relèvent probablement pas des seules contraintes économiques. Au-delà de la situation économique du ménage, les caractéristiques de l’offre de soins peuvent aussi peser dans la décision de soigner à domicile. L’accessibilité aux structures sanitaires, la non disponibilité des médicaments, les comportements des soignants vis-à-vis des malades sont autant d’aspects qui peuvent pousser à ne pas recourir au dispensaire et à soigner à domicile, même pour des familles ayant les ressources économiques nécessaires. La représentation de la maladie, de ses causes, sa gravité et plus particulièrement de l’évolution des symptômes est aussi un aspect essentiel pouvant déterminer le choix d’un traitement à domicile. Selon Agnès Guillaume et Sylvie Rey  «en général, même si le village est proche d’une structure sanitaire de type biomédical, les maladies (considérées comme) bénignes, ne nécessitant pas une explication causale seront traitées par la famille. Si la maladie apparaît grave dans ses premières manifestations, évoquant une cause surnaturelle (sorcellerie non instrumentale fréquente chez les petits enfants) la consultation d’un thérapeute traditionnel et éventuellement une visite au dispensaire sera le mode de réponse le plus commun ». (1988)

De même, dans la mesure où la gestion de la maladie est d’abord en Afrique une responsabilité collective qui engage les parents, mobilise les solidarités et les savoirs dans la concession et le voisinage, la pratique d’auto-traitement ne devrait elle pas être lue et considérée au regard des règles d’autorité, de pouvoir et surtout des processus d’interaction sociale qui régissent les rapports entre les membres de la concession ?

A partir de ce questionnement, nous posons donc l’hypothèse qu’en milieu rural sénégalais, la logique thérapeutique de traitement à domicile est déterminée par un système de contraintes et d’opportunités (sociales et économiques) qui pèsent sur les personnes en charge de la santé de l’enfant malade. Le choix de la nature des actes thérapeutiques pratiqués est défini en fonction de différents paramètres, tels que la situation économique du ménage, l’organisation familiale ou la perception de la nature et de la gravité de la maladie.

Contexte de l’étude

Niakhar se trouve en pays sereer, en bordure ouest d’une piste de latérite reliant Bambey à Fatick. Cette zone est composée de plus de trente villages (sur une superficie de 203 km2) avec une forte densité de population, en moyenne 150 habitants/km2.

[Carte 1]

Niakhar est un important site de recherche où l’IRD (Institut de Recherche pour le Développement) mène depuis le début des années 1980 un suivi continu des différents événements démographiques (naissances, décès, mariages, migration). En outre, des études nutritionnelles, épidémiologiques, démographiques et socio-anthropologiques y sont conduites. Il s’agit donc d’un observatoire de population, principalement tourné vers les questions de santé et qui permet de disposer d’un corpus de données régulières et fiables.

Caractéristiques socio-démographiques

Au 1er janvier 2001, la population totale de Niakhar s’élevait à 30904 habitants, dont 17% d’enfants de moins de 5 ans. L’unité d’habitation est la concession qui peut regrouper plusieurs ménages (ou cuisines) avec une moyenne de 11 personnes. Chaque cuisine forme une unité de production et de consommation placée sous l’autorité d’un chef. Ce dernier contrôle l’accès aux ressources et l’utilisation de la main d’œuvre. La cuisine constitue donc, comme le souligne Jean-Marc Gastellu (1974), une unité de décision économique. La concession, qui rassemble une ou plusieurs de ses unités en un lieu clos sur lui-même, forme un espace social où tout le monde se côtoie au quotidien. Elle représente par conséquent une unité d’observation des phénomènes sociaux tout à fait pertinente.

La mortalité avant 5 ans  est relativement forte dans la zone, avec un quotient de 219‰ pour la période 1997-2002 et une surmortalité masculine de 116 garçons pour 10 filles. L’ethnie sereer est dominante dans la zone (96% de la population) et l’islam la religion la plus répandue (les trois-quarts des habitants sont musulmans). Les niveaux d’alphabétisation et de scolarisation y sont encore très faibles. En 2002, le taux net de scolarisation ne dépassait pas les 50% (Lévi et Adjamagbo, 2003). Malgré son homogénéité ethnique, la population présente certaines disparités économiques, notamment entre les villages-centre : Toucar, Diohine et Ngayokhème, mieux équipés en infrastructures (postes de santé, marchés, lieux de cultes) et bénéficiant d’accès à l’eau potable, et les villages des périphéries plus isolés et organisés en habitat dispersé. Mais la zone de Niakhar indique aussi certaines disparités culturelles. On peut ainsi identifier trois aires culturelles : Diohine, Toucar et Ngayokhème, qui regroupent chacune un ensemble de villages et se différencient entre elles sur le plan linguistique, des croyances et pratiques culturelles.

Situation économique

L’économie de Niakhar repose sur l’association d’une culture de subsistance (le mil) et d’une culture de rente (l’arachide), principale source de revenus monétaires pour les paysans. Depuis plusieurs décennies, le système de production, soumis à des années de forte sécheresse et en proie à de fortes tensions démo-économiques traverse une crise structurelle importante.

Selon Lericollais (1999), la paysannerie sereer se particularisait par un système de production intégrant la présence permanente du bétail à l’exploitation des champs pour l’apport de fumure animale. Mais aujourd’hui ce système tend à perdre cette complémentarité entre l’élevage et les cultures. Les sécheresses successives et la pression foncière ont produit une raréfaction des ressources fourragères, des transhumances du bétail de plus en plus longues et l’intensification de l’exploitation des champs. Cette évolution a réduit les disponibilités en fumure animale sur les terroirs anciens et a favorisé l’abandon de la jachère, provoquant en retour un appauvrissement accru des sols.

La situation de l’activité agricole s’est d’autant plus dégradée que l’État a réduit ses subventions et  limité l’octroi des crédits. Cette forme de désengagement étatique s’est traduite par diverses perturbations : mauvais approvisionnement en semences d’arachides, manque d’intrants, disparition de la fertilisation minérale, vétusté du matériel agricole. Dans le même temps, la baisse des cours mondiaux de l’arachide a entraîné une diminution de la disponibilité de ressources financières (déjà précaires) des ruraux..

La persistance des tensions agricoles affecte durement les conditions de vie des populations. Celles-ci se sont d’autant plus dégradées que la dévaluation du franc CFA imposée dès janvier 1994 réduit considérablement leur pouvoir d’achat. Aujourd’hui, les ménages de Niakhar ne parviennent que péniblement à assurer leurs besoins alimentaires de base. En outre, la faiblesse de leurs ressources affecte leur capacité à faire face à des dépenses de santé qui pèsent lourdement sur les budgets. Le poids des dépenses de santé sur les budgets des ménages augmente sous l’effet indirect de l’accroissement soutenu de la population alimenté par un niveau particulièrement élevé de la fécondité  (7,3 enfants par femme en 2000). Dans un tel contexte, la migration saisonnière, principalement vers Dakar, constitue une véritable stratégie de survie des ménages : migrer est le meilleur moyen pour trouver du travail et obtenir les ressources financières nécessaires à la survie de la famille restée au village (Paquet, 1992). Cette pratique ancienne, s’est beaucoup renforcée ces dernières années. Mais l’activité urbaine, souvent faiblement rémunérée, ne remplit pas toujours ses promesses. Bien plus qu’un apport conséquent en numéraire, la migration contribue davantage à alléger les charges des membres de la famille restés sur place (Delaunay V., Adjamagbo A., 2003)..

L’offre de soins thérapeutiques

L’offre de soins biomédicaux sur la zone de Niakhar est assurée par trois postes de santé, associés à des maternités et cases de santé qui assurent des soins de santé primaire. Les postes sont localisés dans les trois plus importants villages de la zone : Toucar, Ngayokhème (postes publics) et Diohine (poste privé confessionnel). Les villageois ont également accès au poste de santé du village de Niakhar, situé hors de la zone d’étude. Cependant, au regard de l’importance de la population, cette offre de soins biomédicaux est assez limitée en nombre. La plupart des cases de santé, véritables relais sanitaires dans les villages éloignés des postes, ne fonctionnent pas. L’absence d’équipements de qualité, les problèmes d’accessibilité aux médicaments et l’absentéisme du personnel constituent autant de contraintes qui pèsent sur les familles à la recherche de soins dans ces espaces.

[Carte 2]

A côté de l’offre de soins modernes, s’est développé un réseau de distribution de médicaments, ayant pour origine les villes de Touba et Dakar. Les médicaments sont revendus au détail sur les échoppes de marché, dans les boutiques ou par des marchands ambulants. Cette distribution informelle, bien que difficile à mesurer, est très importante et concerne particulièrement certains médicaments : paracétamol, acide acétylsalicylique (aspirine®), chloroquine et terramycine.

Les recours aux soins traditionnels sont fréquents, que ce soit à domicile (tisanes, massages…) ou en consultant un tradithérapeute. Dans chaque village, il existe un guérisseur, parfois plus, et souvent spécialisé dans le traitement de symptômes spécifiques.

Organisation socio-familiale en milieu sereer

Au sein de l’univers familial élargi, un découpage normatif précis des rapports sociaux fixe les champs d’action et de décision, les droits et devoirs de chacun, en particulier par rapport à l’enfant (Guiguou, 1995). La société sereer est fortement hiérarchisée du point de vue des statuts et des rôles individuels et collectifs. La hiérarchie entre les individus s’organise à deux niveaux : 

La hiérarchie entre les genres : Dans la sphère conjugale, l’homme incarne l’autorité : il est responsable du foyer, doit assurer les moyens de subsistance de son ménage, prendre toutes les décisions, notamment celles du recours thérapeutique et en fournir les moyens financiers. L’épouse est habituellement exclue des décisions familiales importantes et reléguée dans une position de révérence et d’obéissance à son mari. Même si elle est la première responsable de l’enfant (en cas de décès de ce dernier, elle est souvent tenue pour responsable de cet échec par la famille) son statut ne lui permet guère de prendre seule une décision le concernant lorsqu’il tombe malade.Aujourd’hui, les ressources financières des femmes de paysans sereer, pour modestes qu’elles soient, jouent un rôle non négligeable dans la gestion des dépenses du foyer. Tirées de la vente du produit des récoltes de leur propre parcelle d’arachide ou d’activités de petit commerce, ces revenus leur donnent désormais dans le foyer un rôle économique profitable à tous, mais encore peu reconnu et qui ne se traduit pas par un changement sensible de leur position sociale. Seule la vieillesse, en vertu de pouvoir et respect qu’on accorde aux aînés des deux sexes, demeure la voie privilégiée d’accès à la sphère décisionnelle.

La hiérarchie basée sur le principe de la primogéniture: La révérence à l’égard des parents et aînés présents dans la concession conduit l’homme à prendre en compte leurs suggestions (au risque d’abandonner les siennes). A cause de leur expérience en matière de soins infantiles, ce sont eux qui conseillent pour les différents types de soins de l’enfant, de sa naissance jusqu’à l’âge adulte. Ce rôle est joué particulièrement par la grand-mère paternelle (puisque la résidence est virilocale.) Les jeunes filles mariées doivent aussi révérence aux femmes anciennement mariées dans la concession. Elles ne doivent prendre aucune décision sans en référer à l’homme et aux co-épouses aînées dont elles sont socialement dépendantes.  

Le principe hiérarchique, base de l’organisation familiale, détermine donc le partage des responsabilités, statuts et rôles des différents membres surtout en ce qui concerne la prise en charge de la santé de l’enfant. Cette forme d’organisation socio-familiale à Niakhar a certainement un impact réel sur les parcours thérapeutiques adoptés en cas de maladie de l’enfant et le processus décisionnel. « La mère n’a pas toute la latitude de choix et l’intervention du père des enfants ou des grands parents est susceptible d’influencer les décisions prises » (Adjamagbo et al. 1999, p 121)

Ce contexte que nous venons de présenter, caractérisé par une relative disponibilité des services de santé (avec des différences d’accès suivant les villages éloignées ou proches), une forte natalité, des conditions de vie des ménages assez précaires et une organisation familiale qui détermine un type particulier de partage des responsabilités concernant la santé de l’enfant, est important à considérer dans l’analyse des facteurs déterminants de l’adoption des comportements d’auto-traitement à domicile.

Méthodologie

Sources de données

Les données utilisées dans cette étude sont tirées d’une recherche anthropologique menée à Niakhar (milieu rural) et Mbour (milieu urbain de migration) dans le cadre d’une thèse de doctorat. L’objectif spécifique de la recherche était de cerner comment, au sein d’une population en migration urbaine, les savoirs étiologiques, les pratiques et les cheminements thérapeutiques liés au paludisme infantile évoluent, changent et se reconstituent. Un tel objectif a nécessité une mise en parallèle des savoirs et pratiques observés sur le milieu de migration avec ceux en vigueur dans le milieu d’origine. Nous ne présentons ici que les données collectées à Niakhar.

Choix méthodologiques

La collecte des données, conduite depuis 2000, s’est poursuivie à chaque hivernage[1], d’août à octobre, période de pic de la maladie et durant laquelle les fièvres palustres représentent l’un des plus importants motifs de consultation au dispensaire.

Nous nous sommes intéressés au recours aux soins seulement lorsque l’enfant présentait une fièvre. En l’absence de tests biologiques, nous avons considéré par présomption tous les cas de fièvre, survenant en saison des pluies, comme d’origine palustre. Cette position a certainement pu aboutir à une surestimation des cas de paludisme, mais cela n’a pas eu d’effet sur les analyses effectuées. Les parents ont été interrogés sur les cas de fièvre au moment de notre passage ou lors de la semaine précédant notre passage. Ce choix d’un intervalle court a été motivé par une volonté de minimiser les risques d’oubli de la part des parents et de pouvoir observer concrètement la gestion de la maladie au sein de la concession.

Les données ont été collectées dans 3 villages : Kalom, Ngangarlam et Poultok Diohine. Ce choix a été fait en fonction du principe de diversification maximale des situations, suivant les trois aires culturelles de la zone. Dans chacune, nous avons choisi un village.

L’approche adoptée a été essentiellement qualitative utilisant des techniques d’observations in situ et entretiens approfondis. Grâce à un séjour continu sur le terrain d’étude, nous avons observé tout ce qui se fait et se dit quotidiennement, porté notre attention sur les discours sur la maladie et les différentes dynamiques thérapeutiques qui s’engagent à l’occasion d’une affection de fièvre de l’enfant. Des observations ont aussi été menées dans les espaces de soins pour cerner le déroulement des consultations et les différentes interactions en jeu entre le soignant et le soigné (mode de communication, gestion de la maladie, temps mis avec le patient, etc.) Les entretiens approfondis ont été réalisés avec les parents biologiques (père, mère). Cependant, la gestion d’une maladie en milieu sénégalais étant une affaire collective mettant en jeu des rapports d’alliance et de voisinage, des entretiens complémentaires ont été réalisés avec toutes les personnes qui interviennent dans la gestion de la maladie de l’enfant (tantes, oncles maternels, grands-parents si présents dans la concession, voisins, amis) que ce soit par des suggestions ou une contribution financière.

Résultats obtenus

A Niakhar, les parents sereer identifient un ensemble de maladies infantiles, suivant les différentes classes d’âge d’enfant. Dans cette typologie, il y existe une maladie dont la plupart des symptômes identifiés s’apparente au paludisme : le « sumaan ndiig » (sumaan= fièvre, chaleur ; ndiig= hivernage). Il s’agit du mode de désignation le plus courant des accès de fièvre qui se manifestent durant l’hivernage. Suivant les aires culturelles, le « sumaan ndiig » sera aussi nommé poog (=moustiques) ; cun (=épi de mil) ou  sibidu (= altération du terme wolof sibiru qui désigne la fièvre et qui veut dire revenir demain). Généralement, tout cas de fièvre en période hivernale est perçu comme étant du sumaan ndiig, résultant de l’humidité et des moustiques. Cette maladie peut donc être considérée comme le correspondant du paludisme dans les représentations populaires. La plupart de leurs symptômes sont identiques (à l’exclusion des convulsions considérées comme manifestation d’une autre maladie) mais certaines causes associées sont différentes. En plus le paludisme au Sénégal a un cycle saisonnier. Il survient essentiellement durant la saison des pluies et c’est durant cette période que sa prévalence est maximale, particulièrement aux mois de septembre-octobre (Fatou Ndiaye et al. 1998)..

Face à cette maladie, soigner à domicile avant le recours externe, ou exclusivement à domicile est devenue la première pratique de soins que les parents mettent en œuvre.

L’auto-traitement en cas de « sumaan ndiig » chez l’enfant à Niakhar : premier recours interne à la concession

Les comportements de recours aux soins des familles en cas d’accès palustre de l’enfant se caractérisent par un certain retard dans le recours qu’il s’agisse du dispensaire ou du guérisseur :

F. F., 30 ans, mère de l’enfant, kalom, « mon enfant de trois ans a eu de la fièvre. Comme  il continuait à jouer avec les autres enfants de la concession, on s’est dit que ce n’était pas aussi grave et que c’était du sibidu por. On ne l’a pas amené au dispensaire. Son père avait acheté des comprimés, nous en avons pris pour les lui donner à boire. Sa grand-mère a préparé des feuilles de mbegnefegne qu’elle a mélangé avec de l’huile. Avant qu’il ne se couche, elle lui a enduit le corps pour faire baisser la chaleur. Le lendemain matin, l’enfant allait bien et avait même repris sa forme».

Les soins pratiqués au sein de la concession constituent une première démarche thérapeutique spontanée dans la zone de Niakhar : plus de 90% des épisodes fébriles sont d’abord traités à la maison dès l’apparition des symptômes et surtout durant les deux premiers jours de maladie (Franckel, 2002.) Les parents utilisent un large éventail de soins à domicile, faisant à la fois appel à leur savoir-faire traditionnel et à leur connaissance des vertus thérapeutiques de certaines plantes. Les principaux soins traditionnels pratiqués par la population sont les massages à base de beurre de karité, de poudres de plantes ou de médicaments pilés ; ou encore, l’enveloppe fraîche, consistant à appliquer sur le corps chaud un linge humide afin de diminuer la fièvre. On retrouve aussi l’usage des tisanes, des bouillies à base de plantes locales à boire ou à inhaler et des fumigations. Les prières, regroupant les incantations et les différentes formes de libations sont aussi réalisées.

Ces pratiques traditionnelles sont utilisées dans 34 % des soins à domicile, alors que les médicaments modernes le sont dans 45 % (Franckel, 2002.) La médication moderne, à base de sirop ou de comprimés, est donc la plus fréquente. Les médicaments les plus fréquemment administrés sont le paracétamol rebaptisé « ñoket»2, l’aspirine®. La chloroquine, recommandée par les infirmiers représente moins de 20% des médicaments, certainement à cause de la généralisation des cas de résistance et d’allergies à ce médicament (Trape, 1998).

Les soins à domicile sont facilement accessibles et peu onéreux, coûtant en moyenne moins de 100 Francs CFA (Faye, 2000.) Cette réalité économique est sans aucun doute, une raison de la propension à soigner à domicile, surtout pour des ménages où les ressources financières sont précaires et souvent insuffisantes pour prendre en charge un recours au dispensaire la plupart du temps coûteux.

Les facteurs explicatifs des pratiques de traitement à domicile

Soigner à domicile : une réponse à la pauvreté ?

La pratique thérapeutique de soins à domicile s’inscrit dans une dynamique de gestion économique de la pathologie :  

A.N, 28 ans, mère de l’enfant, Ngangarlam « mon enfant est malade depuis quelques temps. Mais comme je n’ai pas beaucoup d’argent, j’ai décidé de le traiter ici à la maison. Puisque ce n’est qu’un cas de paludisme, j’ai considéré que ce n’était pas la peine de l’amener au dispensaire. Je peux le soigner ici et tout ira bien. Le peu d’argent que j’ai, je peux le garder pour d’autres cas de maladie nécessitant un recours au guérisseur ou au dispensaire »

En période de pic palustre, la précarité financière des ménages conduit parfois à des négociations en vue d’une sélection, parmi les enfants malades, de celui qui sera mené au dispensaire. La charge financière du traitement des accès palustres se fait d’autant plus fortement ressentir que les enfants de la concession sont nombreux.

Comparé au traitement à domicile, le recours externe et notamment le recours au dispensaire est perçu comme étant très onéreux. Les médicaments coûtent souvent chers pour les parents aux revenus modestes : S.K ; 28 ans, père de famille, Poultok Diohine« Vraiment les ordonnances sont chères. On ne peut pas tout payer. On préfère rester à la maison et acheter les médicaments chez les marchands ambulants ou dans les boutiques. Ils y coûtent moins cher.» Cette cherté des ordonnances, associée à la nécessité de payer des frais de consultation au dispensaire pousse les parents à se tourner vers l’achat de médicaments chez les vendeurs parallèles, souvent à un moindre coût et à se traiter soi-même à la maison. Soigner à domicile constitue ainsi un gain de temps et de ressources financières considérable pour les parents :

A.F, 35 ans, mère de famille Poultok Diohine : «quand je vais au dispensaire pour des cas de paludisme, on me donne de la chloroquine, du paracétamol, et comme je connais la posologie, je peux donc maintenant le faire à la maison : un comprimé de paracétamol pour les enfants, et deux pour les adultes. Ce n’est plus la peine d’aller au dispensaire. D’ailleurs j’y gagne parce que je ne dépense plus de l’argent pour payer les tickets de consultation et je gagne aussi en temps ».

L’automédication est d’autant plus pratiquée que les parents sont familiers avec les traitements observés dans les dispensaires. Dans une zone où la maladie est devenue un acquis en saison des pluies, cette familiarité suscite des comportements de mimétisme consistant à acheter les médicaments et à s’administrer une posologie calquée sur celle communément conseillée au dispensaire. Procéder ainsi induit bien évidemment un gain financier sur le coût de la consultation.

La contrainte économique se révèle donc un facteur essentiel dans l’explication des pratiques d’automédication. Le contexte économique de la zone de Niakhar que nous avons caractérisé plus haut éclaire la compréhension de l’importance des soins à domicile. Cependant, il n’est pas le seul et d’autres raisons existent. La première est liée aux modes de représentations du « sumaan ndiig. » Comme il est apparu dans l’extrait d’entretien de A.N, Ngangarlam, les parents définissent une priorité financière des cas à  amener au dispensaire en fonction aussi de l’idée qu’ils se font de la gravité de la maladie, de sa cause et des symptômes. Pour une maladie considérée comme non grave, l’enfant sera traité à la maison et les ressources épargnées pour d’autres cas plus urgents (convulsions ou autres maladies).

Représentations de la maladie et cheminement thérapeutique

Les types de représentations que les parents associent au paludisme, en termes de causalités, symptômes et gravité déterminent aussi les comportements de soins à domicile.A Niakhar, la fièvre d’hivernage chez l’enfant est perçue (quand elle n’est pas accompagnée d’autres symptômes) comme un événement banal et bénin. 

Selon F.D, grand-mère de l’enfant, 56 ans ngangarlam : « la fièvre simple ne peut pas faire coucher l’enfant. Quand il a le sumaan ndiig, cela le fatigue le soir, il a le corps chaud. Le lendemain il reprend forme et peut toujours rejouer avec les enfants. Mais dès qu’il commence à se coucher près de sa grand mère, lorsqu’on ne le voit plus dans la cour, lorsqu’il refuse de manger, on se rend compte que cela devient sérieux et qu’il faut penser à un recours externe… ».

Cet entretien illustre le caractère bénin associé à la fièvre d’hivernage. Cette logique de banalisation résulte d’une représentation simplificatrice et naturelle du mal. En attribuant des causes naturelles à ce mal et dans la mesure où la fièvre ne serait que passagère, les parents n’intentent pas un recours externe et considèrent qu’il est possible de soigner l’enfant à la maison :

F. M., 28 ans, père de l’enfant ngagarlam : « le sumaan ndiig est devenu une maladie à laquelle on peut s’attendre à chaque hivernage. Si elle n’est pas associée à d’autres causalités qui se cachent derrière la fièvre, elle est passagère. On peut la traiter à la maison. En tout cas moi au départ, je traite à la maison parce que je suppose qu’il n’y a aucune cause cachée… ». 

Les mères ont toutes acquis un savoir empirique fait de tisanes, de massages ou de connaissances d’utilisation de médicaments modernes pour traiter rapidement, à moindre coût et, selon elles, efficacement la fièvre de l’enfant. Ce savoir se transmet d’une génération à l’autre, au sein de la concession et par les relations de voisinage.

Cet extrait d’entretien montre aussi que les pratiques de soins à domicile, liées aux modes de représentations de l’affection, sont un moment de diagnostic et de recherche des causes de la maladie. Un telle pratique participerait donc d’une réelle stratégie pour réduire l’incertitude et maximiser l’efficacité (Ryan, 1998). En fait, les familles traitent à domicile aussi pour voir comment évoluent les symptômes et ainsi mieux interpréter la maladie : 

D. M, 30 ans mère de famille à Ngangarlam « E. (3 ans) avait la fièvre depuis une semaine. Au départ, nous nous sommes dits qu’il ne s’agissait que d’une simple fièvre. Nous le pensions vraiment parce qu’il ne se couchait pas. Le soir, il avait un peu de fièvre, on lui massait le corps et la tête avec du kajal, on préparait aussi de la tisane de Ndong. Le lendemain matin, il allait mieux. On avait même cru que c’était fini. L’enfant avait repris ses forces. Le samedi matin, j’étais allé chercher de l’eau au puits. A mon retour il  avait piqué une crise. Avec mes co-épouses, nous en avons parlé aux beaux parents. Nous nous sommes dits qu’il ne s’agissait plus de fièvre. Alors nous avons immédiatement pensé à l’amener chez le guérisseur. Pourquoi ? Parce que nous pensons que les crises relèvent de causalités surnaturelles et seuls les guérisseurs sont en mesure de lutter contre. D’ailleurs notre belle-mère a exigé que l’enfant soit amené chez le guérisseur M. D. de Ndox. Nous ne sommes pas allés au dispensaire en premier parce que pour nous l’infirmier ne dispose pas du savoir traditionnel, ensuite parce que certains guérisseurs refusent de toucher l’enfant quand il a été d’abord amené, en cas de crise, au dispensaire, prétextant qu’ils ne pourront plus appliquer leur savoir».

Ce témoignage illustre aussi la dimension collective du processus de prise de décision, même si la belle-mère joue ici un rôle prépondérant. En outre, l’itinéraire de recours décrit est assez caractéristique de l’importance de la conception de la causalité en jeu et de la façon dont les recours évoluent en même temps que la représentation de la maladie et des symptômes change. L’évolution de la symptomatologie, sa persistance malgré les soins à domicile entraîne une évolution dans la représentation de la fièvre et dans le processus de recours aux soins. La suspicion d’association de causalités animales ou surnaturelles inhérentes à toute maladie en milieu sereer, favorise le recours aux tradithérapeutes.

Les caractéristiques de l’offre de soins favorisent les pratiques d’automédication

Une autre explication de l’importance des pratiques de soins à domicile vient de la qualité des soins offerts dans les structures sanitaires, surtout en milieu rural. Pour les parents, il est bien évident qu’il devient inutile et coûteux de se rendre au dispensaire quand la fonction du médecin se résume à celle d’un prescripteur, dont on connaît par avance l’ordonnance :

A.N, 42 ans, père de l’enfant malade, Kalom « Je préfère acheter des médicaments. De toute façon, pour le sumaan ndiig quand tu vas au dispensaire on ne te donne que des comprimés. Je ne vais pas faire tout le trajet pour qu’on me donne des comprimés que je peux acheter chez moi… » .

Il devient dès lors plus simple et moins onéreux (économie aussi du temps de déplacement) d’acheter par soi-même du ñoket (paracétamol). Une autre pratique, tant décriée au sein des dispensaires, est la sur-prescription de médicaments qui pousse souvent les parents à éviter d’aller au dispensaire, à s’acheter leurs médicaments chez les marchands ambulants et à se traiter à domicile.

Selon R.D. Bari, « les ordonnances prescrites au dispensaire sont souvent longues pour un simple cas de fièvre. Les infirmiers font tout pour écouler leurs médicaments en prescrivant des médicaments qui selon nous n’ont rien à voir avec la fièvre ».

Pour les infirmiers interrogés, cette pratique est réelle et vise à augmenter les chances de rentabilité et de rentrée d’argent, d’autant plus que l’Etat s’est désengagé en mettant en avant la participation communautaire, par l’intermédiaire des comités de santé villageois. L’Etat ne prend en charge que la rémunération de l’infirmier, celle du personnel de soutien étant assurée par les ressources du dispensaire. Dans ce contexte, les prestations de services au sein des dispensaires doivent répondre à une visée commerciale, au détriment d’une logique d’appui aux populations davantage bienveillante.

Il faut ajouter qu’en milieu rural, les structures sanitaires sont difficilement accessibles : certains postes de santé sont éloignés des villages et les cases de santé devant fournir les premiers soins ne sont plus fonctionnelles. Les soins qui devaient y être réalisés ne sont pas effectifs. Les parents sereer essaient de combler ce vide à leur manière en se procurant des médicaments et en posant les actes de soins eux-mêmes. Dans certains villages, les femmes principalement, s’organisent pour disposer s’approvisionner, à travers les associations, les groupements ou autres. Cette disponibilité du médicament à domicile n’encourage pas le recours au dispensaire et incite à l’auto-traitement.

Les postes de santé souffrent également de l’absentéisme du personnel et souvent de ruptures d’approvisionnement en médicaments. Cet état de fait contribue au développement de circuits parallèles dans l’offre de médicaments, détenus par des marchands ambulants. Ces derniers comblent les lacunes du système biomédical et proposent des médicaments à coût réduit. Ils sillonnent tous les villages de la zone et prodiguent des conseils sur la maladie, sur le mode de traitement, sur la posologie des médicaments, informations qu’ils reçoivent souvent de leur lieu d’approvisionnement. Consultants de village en village, ils sont partie prenante d’un discours tendant à poser le paracétamol « ñoket » comme un médicament miracle polyvalent (du fait de sa capacité à abaisser la fièvre et la douleur immédiatement) et à nier l’effet curatif de la chloroquine, à exagérer à l’outrance ses effets secondaires. Un vendeur ambulant (S.F, 42 ans) rencontré au marché hebdomadaire de Toucar raconte :

« Vous savez la chloroquine est un médicament dangereux pour la santé des populations. D’ailleurs cela se confirme parce que les gens qui la prennent ont souvent des allergies. Ce médicament a la particularité d’aggraver la fièvre. Alors nous, nous ne pouvons que conseiller les populations et les aider en leur offrant un médicament alternatif et sur place ». 

Les différents messages véhiculés par les revendeurs  incitent les parents à procéder à une sélection sur les ordonnances prescrites par le personnel biomédical. Cette sélection se fait parfois au détriment du médicament le plus efficace et peut même aboutir à l’abandon du traitement. A cet aspect, lié au contenu des messages qui accompagnent leur acte de vente, s’ajoute la proximité sociale et géographique des revendeurs3, qui favorise l’accès aux médicaments à domicile et encourage ainsi l’automédication. Ce circuit parallèle d’offre de soins induit ainsi des logiques de contournement des normes médicales, des chevauchements et crée un brouillage du dispositif institutionnel biomédical. Son développement fait ressortir  un certain nombre de dysfonctionnements du système biomédical d’offre de soins qui jouent sur les comportements de recours adoptés par les populations, la construction des opinions et représentations populaires sur la maladie, les médicaments.

Un autre aspect de la qualité des soins expliquant la propension à soigner à domicile concerne la nature des actes médicaux posés par les professionnels de la santé. Les pratiques dans les formations sanitaires entraînent des représentations particulières de la part des usagers modifiant leurs cheminements thérapeutiques. Nos observations ont révélées à quel point la tendance à gonfler les ordonnances prescrites, la violence verbale, le manque de compassion au sein des dispensaires pouvaient entraîner une répulsion à l’égard du dispensaire :

A.N, 32 ans, kalom « Tu vois mon enfant là, il était malade avant hier, je l’ai traité à la maison en lui donnant du paracétamol et en lui faisant boire des décoctions de plantes. Pourquoi je ne suis pas allé au dispensaire ? Tu sais, le docteur T. n’est pas gentil. Tu vois mon fils là qui est entrain de jouer, il a déjà eu le sumaan ndiig. C’était la nuit. Le lendemain matin, je n’avais pas les moyens (de locomotion) pour l’amener au dispensaire. C’est le jour suivant que j’ai eu une charrette. Je suis parti au dispensaire en compagnie de ma belle-mère. Quand nous sommes arrivés, nous avons trouvé l’infirmier. IL nous a demandés depuis quand l’enfant était malade. Quand nous lui avons expliqué, il s’est mis à nous crier dessus comme si nous étions ses enfants. Il n’a même pas cherché à nous comprendre. Il n’a même pas touché l’enfant. Il a juste griffonné un papier comme ordonnance et nous a demandé de payer les médicaments dans la pièce à coté qui sert de pharmacie. Depuis lors, je n’y vais plus». 

La maladresse du prestataire qui provoque répulsion et défiance chez les parents, les pousse à chercher des soins ailleurs et en particulier à se soigner à domicile. Les comportements des soignants constituent donc des facteurs qui, indirectement, font la promotion de l’automédication.

Le type d’organisation socio-familiale en milieu sereer : un facteur important de l’automédication

En milieu rural sénégalais, la concession est à la fois le lieu d’identification de la maladie, de prise de décisions constitutives de l’itinéraire thérapeutique et le centre d’administration des soins à l’enfant. Par conséquent les caractéristiques de l’organisation sociale et familiale influent fortement sur le processus de recours aux soins. L’interaction sociale au sein de la famille sereer et les rapports d’autorité et de pouvoir jouent un rôle essentiel dans la détermination des cheminements thérapeutiques en milieu sereer, en particulier du traitement à domicile.

Les pratiques thérapeutiques sont investies d’enjeux sociaux et insérés dans un système de relations de pouvoir au sein de la concession (Dozon et al., 1986). Nous avons auparavant montré que l’organisation familiale fixe la distribution des rôles et responsabilités pour la prise en charge de la santé de l’enfant. En particulier, la position de dépendance occupée par la mère de famille au sein de la cellule familiale  joue sur sa liberté de décision et d’action sur les questions de soins de l’enfant. «Les femmes qui sont les premières à s’alarmer de signes pathologiques chez leurs enfants n’ont pas toujours le droit d’aller voir un médecin et doivent attendre une autorisation du mari ou parfois de la belle-mère. » Locoh (1991.) La mise en œuvre d’un cheminement dépend de la volonté des grandes personnes qui gèrent l’autorité et ont une parole très écoutée.

Or, les choix thérapeutiques effectués par les aînées, considérées comme les gardiennes de la tradition, s’inscrivent dans une logique thérapeutique privilégiant les soins d’auto-traitement à domicile, traditionnels en particulier. En effet, en matière de remèdes, les adultes, et en particulier les grands-mères ont un savoir reconnu et jouissent d’un statut  qui incite au respect. En fonction de leur expérience du passé, elles ont acquis un certain nombre de connaissances sur les vertus thérapeutiques des plantes qu’elles prescrivent en cas d’accès de fièvre chez l’enfant. Ne pas tenir compte de leurs conseils représente une inconduite sociale que peu de mères sont prêtes à assumer. Les réticences à la transgression de l’autorité reconnue conduit les parents à faire des compromis : Même s’ils souhaitent mener leur enfant au dispensaire, ils se résigneront dans un premier temps à traiter l’enfant selon les recommandations faites à la maison. Lorsque l’enfant tombe malade, les préférences thérapeutiques de la mère,  surtout si elles sont contraires à celles de la belle-mère ou du mari,  passent au second plan. Les mères évitent également de défier  les choix de leurs aînées parce qu’elles devront répondre d’un éventuel échec considéré comme fruit de leur désobéissance. Les sereer ont d’ailleurs l’habitude de dire : « fa lay no maak o tiptangaan, o ga in » (si tu contredis la parole d’une grande personne, tu en verras les conséquences).

L’épisode morbide au sein de la concession voit l’intervention de tous les membres et il est apparu que la grand-mère et, à quelques égards, le grand-père ont un rôle prépondérant dans le choix des pratiques thérapeutiques à adopter, même s’ils ne sont pas les premiers responsables de la santé de l’enfant. La gestion des soins se fait généralement par un groupe de personnes appartenant à la concession. Cette approche collective du problème de santé favorise aussi, et sans doute, la mise en commun ou la confrontation des savoirs. Elle induit ainsi un processus de décision plus long, fait de négociations, et où le choix du recours au dispensaire appartient généralement au père, pas toujours présent, et aux grands-parents. Or, il est probable que ce temps de décision favorise aussi l’auto-traitement.

Conclusion

Les pratiques thérapeutiques liées au paludisme chez l’enfant, en particulier celles de l’auto-traitement sont investies, en milieu rural sénégalais, d’importants enjeux économiques. Le coût financier des recours biomédicaux, en moyenne, trois fois supérieur à celui des soins à domicile ou des guérisseurs traditionnels (Franckel, 2002), est assez prohibitif et ne permet pas un recours rapide au dispensaire pour la plupart de ces familles avec des moyens financiers limités.

Cependant, l’absence de recours ou la consultation tardive en structure sanitaire est aussi le résultat d’un certain nombre de contraintes liées aux limites de l’offre biomédicale de soins. La cherté et parfois, la non-accessibilité des médicaments au dispensaire, par ailleurs facilement accessibles dans les circuits parallèles, poussent les parents à se tourner vers ce secteur plus proche d’eux socialement et géographiquement. A cela, il faut ajouter le mauvais accueil du personnel médical et les actes médicaux posés par les professionnels, qui parfois ont un effet de répulsion et entraînent une désaffection des structures sanitaires modernes, au profit des soins à domicile ou d’un recours au guérisseur. Confrontés à un pouvoir économique précaire et aux limites du secteur biomédical, les parents sont d’autant plus amenés à recourir tardivement au poste de santé (quand ils le fréquentent) et à soigner à domicile qu’ils considèrent les épisodes palustres comme bénins et banals ; ce qui signifie que les représentations de la maladie jouent sur les types de cheminements thérapeutiques mis en œuvre.

Il est important aussi de prendre en compte la position sociale occupée par le père et la mère de l’enfant et leurs types de rapports avec les membres au sein de la cellule familiale. La structure familiale dans laquelle elle s’insère et le pouvoir de décision de la mère déterminent sa capacité à choisir et à pratiquer les soins qu’elle estime les meilleurs pour son enfant. Nous avons montré que les parents de l’enfant sont relativement peu autonomes dans la prise de décision et qu’ils se référent souvent à l’autorité qu’est le chef de concession ou la belle mère ; celle-ci, par ses expériences et la tradition, encourageant plutôt les pratiques d’automédication traditionnelle.

Toute cette analyse montre que la pratique des soins à domicile, est le produit d’une construction où le lien  connaissance-adhésion-comportement n’est ni linéaire, ni mécanique, mais le résultat de négociations intégrant un ensemble d’interactions sociales et de contraintes internes ou externes au groupe familial (Franckel 2002). C’un processus multifactoriel où se combinent et entrent en jeu différents aspects liés à la fois au pouvoir socio-économique du ménage, aux caractéristiques de l’offre de soins, au type d’organisation socio-familiale du milieu et aux représentations de la maladie (Haddad et Fournier (1995, p.318). Il s’agit en définitive d’une relation qui ne peut mieux s’analyser que dans une approche systémique.

Les enseignements que permet de tirer cette étude soulignent une fois encore l’importance d’associer les sciences sociales à la lutte contre le paludisme (Heggenhougen et al., 2003). Les politiques publiques mises en œuvre pour réduire la pauvreté et améliorer les recours aux soins des parents doivent associer la compréhension des facteurs socio-culturels et la prise en compte de facteurs institutionnels. Ces aspects, au même titre que la question économique, inhibent considérablement les pratiques et les stratégies de développement.

(Carte 1, 2)

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[1] L’hivernage correspond à la saison des pluies qui s’étend de juin à octobre et succède à une longue période de sécheresse.

2 ñoket est emprunté au langage populaire wolof. Il signifie « se lever brusquement ». Les parents font ainsi référence au fait que la prise de ce médicament entraîne subitement un sentiment de bien-être. Ce caractère spontané des effets du médicament semble être un important élément d’appréciation de la valeur thérapeutique du médicament.

3 Alors que l’infirmier qui n’est généralement pas originaire du lieu où il exerce son activité est souvent perçu comme un étranger.

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