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African Population Studies
Union for African Population Studies
ISSN: 0850-5780
Vol. 19, Num. sb, 2004, pp. 227-250

African Population Studies/Etude de la Population Africaine, Vol. 19, No. 2, Sup. B, 2004, pp. 227-250

Migration féminine et comportements de fécondité à Kinshasa

Jean-Pierre Zamwangana Tungu 

Institut de Démographie, Université catholique de Louvain, Belgique

Code Number: ep04043

RÉSUMÉ

L’étude examine les effets sur la fécondité de la migration des femmes de la campagne et villes régionales du Congo vers Kinshasa, la capitale, à travers la comparaison des comportements des femmes migrantes et non-migrantes. Elle s’appuie sur les données d’une enquête par sondage menée en 2002 par l’auteur dans la ville de Kinshasa auprès d’un échantillon aléatoire e 2068 femmes mariées de 15-49 ans. L’hypothèse centrale de l’étude est que les femmes qui migrent des régions moins urbanisées vers les régions plus urbanisées prennent les comportements de la région de destination, selon des mécanismes qui varient selon les processus en jeu : sélectivité des migrantes, adaptation de  la fécondité des migrantes à l’environnement d’accueil, rupture de la vie reproductive des migrantes. Les résultats montrent que les femmes arrivant à Kinshasa ont pratiquement les mêmes comportements de fécondité que leurs homologues résidant depuis toujours dans la capitale. Les divers indices de fécondité récente et cumulés tendent en effet à être légèrement inférieurs chez les migrantes que chez les non-migrantes de même âge ou de même durée de mariage, mais les différences sont dans l’ensemble statistiquement non-significatives. En conclusion, en attendant l’approfondissement des analyses par des méthodes multivariées et explicatives, l’étude suggère que la migration féminine peut jouer un rôle non-négligeable dans l’amorce de la transition de la fécondité à Kinshasa.

INTRODUCTION

L’impact de la migration féminine sur la fécondité est une vieille préoccupation en démographie et dans d’autres sciences sociales. Cette problématique constitue encore de nos jours un important domaine d’investigation. En effet, depuis le premier travail séminal de Kiser en 1938 aux Etats-Unis, les chercheurs (démographes, sociologues et économistes) continuent à examiner les liens existant entre la migration (interne ou internationale) et la fécondité aussi bien dans les pays du Nord que dans ceux du Sud, du fait sans doute de l’intérêt théorique et politique que cette problématique suscite en termes de changements démographiques ou d’adaptation des migrants à leur nouvelle société.

Diverses raisons justifient l’étude des effets migratoires sur les comportements de fécondité. Les recherches sur le sujet donnent une indication utile sur le degré d’adaptation des migrants à leur région d’accueil (Bach, 1982) et sur leur contribution à la fécondité urbaine, rurale ou générale (Lututala, 2003). Elles améliorent aussi les perceptions des planificateurs et décideurs politiques sur le rôle des migrations dans la transition de la fécondité, comme le signalent plusieurs auteurs, dont Brockerhoff et Yang (1994) :

These linkages ^[between migration and fertility]5 also have critical implications for government policies and programs relating to migration and family planning. Identification of a prolonged decline in migrant fertility following migration, for example, would suggest that migrants may have moved to city in part to realize their family-building preferences, and may serve as « innovators » who can impart ideas concerning lower family size to other urban subgroups, as well as to the rural population upon visiting or resettling in the town or village. For government seeking to lower national population growth, such a finding would support the removal of policy barriers to cityward migration. On the other hand, evidence of continued high or increased fertility after several years of urban residence would identify migrants as an appropriate target group for urban family planning programs, and would provide justification for some of the anti-accomodationist measures of municipal and national authorities throughout the region who aim to reduce current high rates of urban growth. (p. 20).

Ces recherches conduisent aussi à l’amélioration de la qualité des résultats des perspectives démographiques régionales. Leur élaboration se fonde en effet sur un certain nombre d’hypothèses sur les comportements des migrants. Selon que ces derniers gardent les comportements de la région d’origine où adoptent ceux de la région de destination, les tendances de ces perspectives seront différentes. Faute d’études sur les effets de la migration sur la fécondité, de telles hypothèses ne reposeraient pas sur des résultats empiriques et voueraient ainsi les perspectives à une plus grande incertitude.

En dépit de cet intérêt, il y a encore peu d’études sur l’impact de la migration sur la fécondité en Afrique subsaharienne (Oucho, 1991 ;Omondi et Ayiemba, 2003 ; Lututala, 2003). Pourtant, l’Afrique est la région qui a actuellement le plus besoin de recherches sur ce domaine, et ce pour trois raisons au moins : (i) elle est la région où la fécondité reste la plus élevée et le moins en baisse du monde ; (ii) elle enregistre une croissance urbaine spectaculaire résultant en grande partie de mouvements migratoires ; (iii) elle est le plus en mal des politiques de population efficaces et cohérentes qui tiennent effectivement compte des différents aspects de la population et du développement du continent. Ces raisons justifient pour le moins l’intérêt de l’intensification des études de relations entre fécondité et migration des femmes en vue d’aider, entre autres choses, à une meilleure capitalisation des flux migratoires vers les grandes villes dans l’élaboration de politiques de population comme le mentionne aussi Oucho (1991) :

Research on migration, family formation and fertility would naturally reflect Africa’s contemporary demographic transition within which researcher’s findings would form the basis for more meaningful policy prescription than separate research on these issues has yielded. (p. 437)

La présente étude essaie d’analyser les effets de la migration des femmes sur la fécondité (cumulée et récente), à travers la comparaison entre les comportements de fécondité des femmes migrantes installées à Kinshasa et les comportements des non-migrantes de cette ville à partir de données d’une enquête menée dans cette ville en 2002 auprès de 2.068 femmes mariées et en âge de procréation. L’hypothèse centrale de l’étude est que le fait de migrer d’une région à forte fécondité vers une région à faible fécondité conduirait les migrantes à adopter les comportements proches de ceux des non-migrantes de la région d’accueil.

Nous commencerons par synthétiser les théories qui sous-tendent l’hypothèse centrale de notre étude, avant d’étayer notre démarche méthodologique et ensuite d’indiquer les principaux résultats obtenus. Ceux-ci seront présentés en deux temps ; nous donnerons d’abord les différences observées de fécondité entre femmes migrantes et femmes non-migrantes et indiquerons ensuite l’influence de certaines caractéristiques socio-économiques sur ces différences de fécondité.

Considérations théoriques

La migration peut être considérée comme l’un des facteurs de la modernisation au même titre que la scolarisation, la participation économique et l’urbanisation. Elle est, à ce titre, un des déterminants de la fécondité, puisque les migrants peuvent avoir des jugements de valeur et des comportements différents de ceux des personnes qu’ils rencontrent dans les lieux de migration (EMF, 1980). Cependant, le rôle de la migration sur la dynamique démographique et en particulier sur la fécondité est souvent appréhendé en pratique au niveau macro-structurel et non individuel.

Pourtant beaucoup d’auteurs font référence à l’impact de la migration sur le comportement de fécondité des femmes (Coulibaly et Pol, 1975 ; Goldstein et Goldstein, 1982 ; Goldscheider, 1982 ; Lesthaeghe, 1988 ; Bourgeois-Pichat, 1987 ; Findley, 1982 ; Bogin, 1982 et 1988 ; Simmons, 1984 ; Coleman, 1996), en considérant la migration vers la ville comme un moteur du changement de comportement de fécondité. Voici en guise d’exemple les propos de Bourgeois-Pichat (1987) à ce sujet :

L’agriculteur qui avait avantage à avoir beaucoup d’enfants dans les campagnes se voit obligé de restreindre sa descendance une fois à la ville, en raison notamment du coût élevé d’éducation de l’enfant. La migration constitue le moteur de la baisse de la fécondité dans la troisième phase de la transition démographique (p. 23).

Du point de vue empirique, les effets de la migration des femmes sur la fécondité urbaine sont mesurés à travers la comparaison entre la fécondité des femmes migrantes et la fécondité des femmes non-migrantes. Celles-ci sont soit des sédentaires restées dans les campagnes, soit des sédentaires des milieux urbains de condition comparable. Les résultats de ces études montrent que les femmes migrantes peuvent avoir une fécondité inférieure, égale ou supérieure à celle des natifs urbains, mais souvent inférieure à celle des sédentaires restés dans les campagnes ; ils indiquent également une certaine variabilité de ces différences de fécondité suivant certaines des variables socio-démographiques (Zamwangana, 2001). Le nombre limité de travaux qui contrôlent ces variables ne permet pas en revanche d’identifier clairement les variables qui jouent un rôle important dans la manifestation des différences entre migrantes et non-migrantes en matière de fécondité.

Quatre modèles sont proposés dans la littérature démographique et sociologique pour expliquer les différences de fécondité selon le statut migratoire : (i) le modèle de sélectivité qui s’appuie sur le concept de sélectivité migratoire bien connu des démographes ; (ii) le modèle d’adaptation qui impute le nouveau comportement de fécondité des migrantes à leur adaptation aux conditions de vie du milieu d’accueil ; (iii) le modèle de socialisation qui met l’accent sur la socialisation (des normes, attitudes et croyances) des migrantes en matière de reproduction ; (iv) le modèle de rupture selon lequel les changements associés à la migration affectent la fécondité. Comme le soulignent beaucoup d’auteurs, ces hypothèses sont complémentaires ; elles ne doivent pas être considérées comme des alternatives ou mutuellement exclusives.

Le modèle de sélectivité considère que les migrantes sont des personnes qui se caractérisent par un certain nombre de traits psychologiques ou démographiques qui les prédisposent à une faible fécondité (Hervitz, 1985 ; Ribe et Schultz, 1980). Une autre idée relative à la sélectivité est que l’intention de migrer conduit à une baisse de la fécondité, puisque « les individus qui migrent adoptent des comportements particuliers, notamment qu’ils retardent leur procréation et leur mariage, ou qu’ils mettent moins d’enfants au monde pour ne pas handicaper la réalisation de leurs intentions migratoires » (Lututala, 2003 : 122). Aussi, Ribe et Schultz (1980) distinguent-ils deux catégories de migrantes : celles qui désirent moins d’enfants et qui se dirigent vers les grandes villes, et celles qui désirent avoir plusieurs enfants et qui migrent vers d’autres milieux ruraux. Le choix de la destination des migrantes ne serait pas un fait du hasard, mais déterminé par les objectifs que l’on se fixe en matière de fécondité. En définitive, le modèle de sélectivité semble expliquer les différences de fécondité par la composition sélective des migrantes et/ou l’adoption par ces dernières des comportements conséquents en matière de fécondité ou de contraception (retard de l’âge de la femme au mariage et à la première naissance, désir d’une taille réduite de la famille, etc).

Le modèle d’adaptation postule, pour sa part, que la plus faible fécondité des femmes immigrées à la ville résulte de leur adaptation aux contraintes physiques, économiques et sociales ainsi qu’au mode de vie du nouvel environnement (Findley, 1982 ; Goldstein et Goldstein, 1982 ; Lee et Pol, 1993 ; Hervitz, 1985 ; Brockerhoff, 1998). Comme les contraintes et le mode de vie dominants en ville sont généralement favorables à une faible fécondité, la fécondité des migrantes sera inférieure à celle des sédentaires restées en milieu rural, mais proche de celle des natifs urbains de condition comparable. Diverses hypothèses sous-tendent cet ajustement des comportements de fécondité des migrantes à l’environnement d’accueil. Certaines d’entre elles s’inscrivent dans la perspective des théories micro-économiques de fécondité, et d’autres sont relatives à certaines théories sociologiques, notamment celle d’assimilation développée par Park dans les années 1920 (Ribe et Schultz, 1980 ; Findley, 1982 ; McKinney, 1993 ; Ford, 1990). Ainsi, comme le soulignent Goldstein et Goldstein (1982), « adaptation perspective point to conditions at place of destination as the key variables affecting the fertility of migrants.»

Une variante du modèle d’adaptation parfois évoquée dans la littérature et qu’on peut qualifier d’hypothèse des caractéristiques stipule que les écarts de fécondité entre les migrantes et les non-migrantes de la région d’accueil résulte de la composition socio-économique différentielle entre les deux catégories de femmes (Martine, 1975 ; Ro, 1976 ; Young, 1980). Les tenants de cette explication se fondent sur le fait que les migrants sont généralement moins qualifiés, moins instruits et plus démunis que les autres citadins. Ainsi, selon cette hypothèse, la convergence de la fécondité entre les non-migrantes et les migrantes ne pourrait se produire qu’avec l’assimilation de ces dernières, c’est-à-dire avec la « disparition de toute différence entre les immigrés et la population autochtone » (Henry, 1981).

Le modèle de socialisation ou d’acculturation (family-origin hypothesis) met l’accent sur l’adoption progressive par les migrantes qui s’installent en ville des normes, valeurs, croyances et attitudes relatives à la fécondité dominant dans leurs milieux d’immigration. Ainsi, bien qu’elles traînent avec elles les valeurs culturelles acquises ou parfois même subies dans leurs milieux d’origine, les migrantes finissent, au bout d’une certaine durée de résidence, par adopter des normes, attitudes et croyances prévalant dans le nouvel environnement de résidence (Lututala, 2003 ; Hervitz, 1985 ; Ribe et Schultz, 1980) Ce processus d’acculturation ou de socialisation des modèles culturels de la fécondité s’inscrit dans une durée pouvant s’étaler sur toute une génération au point que c’est chez les migrantes de seconde génération que peut se concrétiser la convergence des comportements entre les migrantes et les natifs urbains. Ainsi, le modèle de socialisation concernant l’impact de la migration sur la fécondité n’admet pas un changement rapide des comportements de fécondité avec le changement du milieu de résidence, et ce « malgré la présence en ville de divers facteurs de baisse de la fécondité » (Brockerhoff et Yang, 1994). En outre, « this hypothesis does not discuss relative prices of children in urban and rural areas or the effect of more expensive and better paying labor market opportunities for women in most urban as compared with rural areas.» (Ribe et Schultz, 1980 : 8). En définitive, contrairement au modèle d’adaptation qui voit le changement de la fécondité engendré par la migration comme le résultat de l’adaptation des migrantes au lieu d’accueil, celui de socialisation l’attribue à un processus graduel d’acculturation que subissent les migrantes dans leur nouvel environnement.

Le modèle de rupture a été développé par Goldstein et Tirasawat (1977). Il constitue une approche explicative différente de celles développées précédemment, puisque ses mécanismes d’action portent davantage sur les effets « collatéraux » de la migration que sur le changement de comportement proprement dit. Le modèle de rupture stipule en fait que la migration en ville s’accompagne souvent de changements qui d’une manière ou d’une autre peuvent provoquer momentanément une perturbation dans la vie reproductive et/ou familiale des femmes et réduire ainsi leur fécondité. Les causes potentielles et observées de cette rupture sont nombreuses et complexes. On évoque généralement la séparation temporaire des conjoints ; séparation qui peut se traduire par une absence « forcée » ou une diminution de la fréquence des rapports sexuels conjugaux et donc par une baisse de la fécondité du fait de la réduction du risque de conception. Il y a aussi le stress consécutif à la migration ; stress dont les effets physiologiques peuvent se traduire par le blocage du mécanisme de l’ovulation ou la baisse de la libido sexuelle. Les difficultés socio-économiques de l’insertion durant les premières années d’immigration peuvent aussi causer la rupture de la vie reproductive par le refus de procréer ou de se marier, en vue de mieux repartir ailleurs ou d’attendre les meilleurs jours. Il reste toutefois que la séparation des conjoints, due à la migration, est le facteur de rupture le plus important et le plus fréquemment avancé dans la littérature (Potter et Kobrin, 1982 ; Goldstein et Goldstein, 1982), ce qui justifie sans doute l’usage du concept de désintégration familiale souvent associé au modèle de rupture. Ainsi, selon le modèle de rupture, les différences de fécondité entre migrantes et non-migrantes s’expliqueraient davantage par la différence de fréquence de rapports sexuels entre les deux catégories de femmes.

D’autres facteurs de nature socio-démographique ont été identifiés dans la littérature. Ils concernent notamment la durée de résidence à la ville d’accueil, le milieu d’origine ou de destination, le motif de la migration, l’âge et le statut familial à la migration, l’expérience urbaine avant la migration, le nombre de migrations, le caractère temporaire ou définitif de la migration, … (Goldstein et Goldstein, 1982 ; Goldstein et Goldstein, 1983 ; Findley, 1982 ; Martine, 1975 ; Brockerhoff, 1990).

Selon le schéma ci-dessus, la migration entretient une relation directe ou indirecte avec la demande d’enfants, l’offre d’enfants et les coûts de régulation de la fécondité, et à travers ces facteurs, elle influe sur la régulation des naissances et la fécondité proprement dite. La migration peut agir directement sur ces composantes de la fécondité ou en interaction avec les autres caractéristiques dont la durée de résidence dans le lieu de destination. Celle-ci implique que les effets de la migration sur la fécondité et ses différentes composantes deviennent plus importants au fur et à mesure que les migrantes séjournent dans la région d’accueil. Comme on l’a vu, ce sont les mécanismes de sélectivité, d’adaptation et de socialisation qui assurent l’articulation entre la migration, la durée de résidence au lieu d’accueil, la fécondité et ses différentes variables intermédiaires.

La sélectivité des migrantes suppose que celles-ci sont dotées de caractéristiques leur permettant de mieux s’insérer dans le nouvel environnement et d’adopter des nouveaux comportements en matière de reproduction (plus faible demande d’enfants, attitudes favorables à la régulation de la fécondité, contrôle plus efficace des naissances,….). Le concept d’adaptation suggère, lui, que les migrantes s’adaptent rapidement aux contraintes et conditions de vie de la région d’accueil, adaptation qui leur permet de mieux prendre conscience de la charge des enfants, de raccourcir les durées d’allaitement et d’abstinence sexuelle, de réduire la demande d’enfants et de contrôler éventuellement leur fécondité. En ce qui concerne le mécanisme de socialisation, l’idée de base est que l’insertion socioculturelle des migrantes favorise progressivement l’abandon des attitudes et comportements traditionnels de fécondité, les rapproche des services de planification familiale et conduit à l’amélioration de leurs connaissances et attitudes vis-à-vis des méthodes contraceptives.

Il s’ensuit une certaine convergence dans la demande et l’offre d’enfants, les coûts et la pratique de la régulation des naissances entre les populations migrantes installées dans les grandes villes et les sédentaires de ces villes. Ces convergences dans les variables intermédiaires peuvent être à l’origine de la convergence de la fécondité entre ces deux sous-populations migrantes et non-migrantes si toutes les autres choses sont égales par ailleurs. C’est l’hypothèse de base qui sera vérifiée dans cette étude ; nous allons la préciser plus loin.

Comme cela apparaît bien sur le graphe, notre schéma conceptuel s’articule sur un ensemble de sept concepts ou variables théoriques. Celles-ci peuvent être réparties dans les trois grandes rubriques suivantes :

  •     la migration (de la campagne et petites villes vers les grandes villes), qui constitue la principale variable indépendante de l’étude. Elle ne doit pas être considérée comme un simple changement de milieu de résidence, mais comme un processus de transformations dans les idées, les attitudes, les mentalités et les pratiques des individus et des ménages à tous points de vue, y compris en matière de fécondité.
  •    les autres caractéristiques individuelles ou de ménage : elles comprennent aussi bien les caractéristiques socio-économiques que certaines conditions objectives de la migration (milieu d’origine, âge et statut familial à la migration, motif de la migration,…) qui influencent la fécondité. Elles peuvent être utilisées comme des variables de contrôle des effets bruts de la migration. A ce stade, notre attention se focalisera sur l’âge et la durée écoulée depuis l’entrée en première union (durée de mariage).
  •    la fécondité et ses différentes composantes que sont la demande d’enfants, l’offre d’enfants et les coûts de régulation de la fécondité ; elles constituent les différentes variables dépendantes possibles. Seule la fécondité sera abordée dans ce travail ; les autres composantes seront examinées dans une étude ultérieure.

Données, concepts et méthodologie

Données

Les données utilisées dans cette étude proviennent de l’Enquête démographique dénommée Migration interne et comportements démographiques à Kinshasa, MICOKIN en sigle, que nous avons réalisée dans la ville de Kinshasa dans le cadre du Programme « Research Training Fellowship through Master’s Programmes in Population, Demography or Reproductive Health, 2000-2002 » de l’organisme anglais The Wellcome Trust. Il s’agit d’une enquête par questionnaire auprès d’un échantillon représentatif de la population de la ville de Kinshasa (environ six millions d’habitants dont près de la moitié serait composée de migrants), préparée et exécutée de septembre 2001 à septembre 2002. Les données ont été collectées de février à mars 2002 auprès de 2.068 femmes « mariées » âgées de 15 à 49 ans révolues, choisies de façon aléatoire dans 64 des 320 quartiers que compte cette agglomération. L’enquête a connu la participation de 20 enquêteurs, 3 contrôleurs et 1 superviseur. Le plan de sondage détaillé de l’enquête MICOKIN est présenté par ailleurs (Zamwangana, 2003).

L’étude se situant au niveau micro-structurel, analyse des conséquences au niveau individuel de la migration sur la fécondité, la femme est notre unité d’analyse. Afin d’éliminer d’emblée les femmes sorties de leur vie reproductive ou ne la vivant pas pleinement au moment de l’enquête, l’échantillon a été restreint aux seules femmes mariées et en âge de reproduction ; le mariage étant ici pris au sens large du terme : toute union, légale ou non mais socialement reconnue, entre un homme et une femme, qu’il y ait eu versement de tout ou partie de la dot ou non. L’ensemble des femmes ainsi définies ont été soumises à un questionnaire portant principalement sur l’histoire migratoire depuis la naissance (le cas échéant), les caractéristiques socio-économiques et démographiques du couple ainsi que sur les attitudes et comportements en matière de fécondité, de nuptialité, d’allaitement, d’abstinence post-partum et de contraception. Ce questionnaire permet bien d’examiner à bien la relation entre la migration et la fécondité au niveau individuel.

L’examen préliminaire des données obtenues montre qu’elles sont de bonne qualité générale tant du point de vue de la cohérence externe que de celui de la cohérence interne : il y a eu en effet peu de cas de refus et d’absence (taux de couverture de l’enquête égal à 93 %) ; peu de déclarations erronées d’âge et de dates des événements vitaux comme le premier mariage, la première naissance, malgré quelques attirances remarquables pour des chiffres ronds dans la déclaration des durées d’allaitement, d’abstinence post-partum et d’aménorrhée ; une allure plutôt régulière de la parité déclarée selon le groupe d’âge des femmes ; peu de réponses indéterminées ou invraisemblables ; ainsi qu’une proximité des niveaux d’un certain nombre d’agrégats démographiques entre notre enquête et MICS2/2001 (par exemple une certaine proximité entre la prévalence contraceptive des femmes en union de l’enquête MICOKIN (13 %) et celle fournie par l’enquête MICS2-2001 pour la ville de  Kinshasa (11 %)). Pour de plus amples renseignements sur les résultats de l’évaluation de la qualité de ces données, voir Zamwangana (2003)

Définitions et indicateurs de migration et de fécondité

Le concept de migration a déjà reçu bon nombre de définitions en démographie et dans d’autres sciences sociales. Ces définitions varient selon les préoccupations des auteurs et surtout les dimensions qu’ils privilégient dans leurs travaux. Dans cette étude, la migration a été définie comme un déplacement d’individu impliquant le changement de résidence de l’intérieur du pays vers la ville de Kinshasa depuis plus de 6 mois ; seuls les déplacements des individus arrivés à l’âge de 6 ans ou plus sont pris en compte. Cette définition permet de classifier les enquêtées en deux catégories classiques : les migrantes, soit les personnes ayant effectué un tel changement de résidence, et les non-migrantes. Elle ne permet pas cependant de tenir compte de la diversité de ces migrantes qui comprennent à leur sein les migrantes récentes, les anciennes migrantes et les migrantes de retour. Pour désagréger les migrantes en autant de catégories, nous utilisons un indice de migration qui combine (i) le statut migratoire proprement dit (migrante/non-migrante), (ii) la durée de résidence à Kinshasa (depuis moins de 10 ans ou depuis plus de 10 ans), (iii) le lieu de naissance (permettant de repérer les migrantes de retour à Kinshasa) ainsi que (iv) l’âge à la migration grâce auquel les migrantes enfants (âgées de moins de 6 ans à la migration) sont incorporées dans la catégorie de non-migrantes. Ainsi avons-nous en définitive les quatre groupes de travail ci-après :

(i)                  les non-migrantes de Kinshasa : femmes ayant toujours vécu à Kinshasa, y compris les femmes venues avant l’âge de 6 ans. Groupe majoritaire, elles représentent 56 % des femmes de l’échantillon.

(ii)                les migrantes de retour : femmes nées à Kinshasa, émigrées puis retournées avant l’enquête. Elles représentent 8 % des femmes de l’échantillon.

(iii)              les anciennes migrantes : femmes immigrées à Kinshasa depuis plus de 10 ans. Elles comptent pour 26 % de l’ensemble des femmes enquêtées.

(iv)               les migrantes récentes : femmesimmigrées à Kinshasa depuis moins de 10 ans. Elles représentent environ 10 % de l’ensemble des femmes enquêtées.

La fécondité est le processus de production des enfants nés-vivants par les individus, les couples ou les populations. Elle est appréhendée dans cette étude à travers le niveau de fécondité cumulée et celui de fécondité récente, celle-ci permettant de « mesurer les comportements récents » (Tabutin, 2000). Trois indicateurs individuels de fécondité seront tour à tour utilisés pour mesurer le niveau de fécondité : l’indice individuel de fécondité cumulée (IFC), la parité ajustée (Pj) et l’indice individuel de fécondité récente (IFR)[1].

Chaque indice individuel de fécondité cumulée (IFC) est calculé à partir du nombre d’enfants nés vivants mis au monde par une femme au cours de sa vie jusqu’au moment de l’enquête, en rapportant, pour chaque femme, ce nombre d’enfants au nombre moyen d’enfants des femmes du même groupe d’âge ; c’est une variante du DRAT (Duration Ratio) de Boulier et Rosenzweig que l’on peut utiliser lorsqu’on ne veut pas utiliser le schéma standard de fécondité « naturelle » proposé par Coale et Trussel ou se construire son propre standard faute de données appropriées. L’indice IFC positionne la fécondité de chaque femme par rapport à la moyenne parmi les femmes du même groupe d’ages. Un indice IFC de 1,35 par exemple (de surfécondité) pour les femmes migrantes traduirait que ces femmes ont une fécondité 35 % supérieure à la moyenne parmi les femmes du même groupe d’âges (migrantes et non-migrantes confondues) ; si le même indice est de l’ordre de 1,03 pour les femmes non-migrantes de Kinshasa, alors la fécondité des femmes migrantes est de 31%, soit [(1,35/1,03)*100], supérieure à celle des non-migrantes. L’indice correspondant au niveau agrégé est obtenu par la moyenne arithmétique des indices individuels de l’ensemble des femmes composant le groupe considéré, soit :  

                                                               

Cij(a) représente le nombre d’enfants - nés vivant chez la femme i d’âge a appartenant au groupe social j ;  Cj(a) représente le nombre moyen d’enfants nés - vivants dans l’ensemble des femmes d’âge a appartenant au groupe social j ;   m représente le nombre de femmes composant le groupe j.

La parité ajustée (Pj) est obtenue par le rapport de la parité déclarée par la femme à sa durée totale de mariage à l’enquête (Tabutin, 2000). Elle tient en fait compte de la durée totale d’exposition au risque de fécondité et indique pour chaque femme le nombre d’enfants nés - vivants par année de mariage. Un indice de l’ordre de 0, 30 par exemple indique environ une naissance vivante tous les trois ans. L’indice correspondant au niveau agrégé est calculé comme suit.

                                                            

Cij représente le nombre d’enfants nés vivant chez la femme i du groupe social j ; Dij représente la durée totale d’union (depuis le premier mariage) à l’enquête pour la femme i du groupe social j ;  m représente le nombre de femmes composant le groupe j.

L’indice individuel de fécondité récente (IFR) est calculé à partir du nombre de naissances vivantes survenues durant les cinq années précédant l’enquête, soit la période allant de 1997 à 2001 dans le cadre de cette étude. Il est obtenu en rapportant le nombre de naissances vivantes que chaque femme a connu au cours de ces cinq années à sa durée de mariage durant cette période. Comme le mentionne Tabutin (2000), l’indice ainsi calculé est « l’équivalent du taux de fécondité légitime au niveau individuel ». Il indique le nombre d’enfants nés vivants par année-femme vécue durant cette période quinquennale. Au niveau d’un groupe considéré, une fois encore, l’indicateur agrégé n’est rien d’autre que la moyenne arithmétique des indices individuels de l’ensemble des femmes de ce groupe, soit :

                                                

Nij représente le nombre de naissances durant les cinq années précédant l’enquête chez la      femme i appartenant au groupe social j ;  dij représente la durée d’union pour la femme i appartenant au groupe j durant la période quinquennale de référence ; m représente le nombre de femmes composant le groupe j.

Méthode et stratégie d’analyse

L’évaluation des effets de la migration sur la fécondité (passée et actuelle) est effectuée au moyen de la méthode de comparaison des moyennes. Celle-ci a consisté à comparer les valeurs moyennes des indices de fécondité (IFC, Pj et IFR) des femmes migrantes et non-migrantes de même âge ou durée de mariage.

Pour tester la significativité statistique des différences observées, nous avons recouru à la méthode de l’analyse de variance (test F de Snedecor). L’interprétation des résultats se base sur les P-valeurs associées aux statistiques de F. Lorsque la P-valeur associée à une statistique F est inférieure au seuil de signification retenu, nous concluons que la différence est statistiquement significative à ce seuil ; dans le cas contraire, la différence est due au seul hasard. La quasi-totalité de ces tests se sont avérés non significatifs au seuil de 5%.

L’impact des caractéristiques socio-économiques sur le rapport de fécondité entre migrantes et non-migrantes est examiné au moyen de l’analyse par stratification. Nous avons vérifié, par exemple, pour chaque modalité du niveau d’instruction atteint par la femme (instruction faible, instruction élevée) si les différences ou convergences de la fécondité par âge ou durée de mariage ont la même intensité.

A l’instar de travaux antérieurs sur la relation entre migration et fécondité et de ceux sur les effets économiques de la migration, les modifications du comportement de fécondité supposément issues de la migration vers Kinshasa sont évaluées à travers la comparaison entre les comportements des migrantes installées à Kinshasa et les comportements des non-migrantes de cette ville. Prenant les comportements de ces dernières comme un standard et compte tenu des écarts de fécondité entre l’intérieur du pays et la ville de Kinshasa, nous considérons que la migration influence la fécondité des migrantes s’il y a un certain ajustement de la fécondité des migrantes à celle des non-migrantes de condition comparable. L’effet négatif de la migration peut également se traduire par une fécondité un peu plus basse des migrantes par rapport à celle des non-migrantes.

Principaux résultats

Quelques caractéristiques des migrantes et des non-migrantes enquêtées

Il y a, dans l’échantillon et selon les critères établis, 900 femmes migrantes dont 62 % proviennent directement de régions rurales et 38 % de villes régionales du pays ; villes dont le niveau de fécondité est supérieur à celui de la ville de Kinshasa. La diversification des origines des migrantes vont de pair avec la différenciation de leurs motifs d’arrivée ou de retour à Kinshasa. Si la majorité des migrantes (environ 70 %) y sont venues pour accompagner ou rejoindre le conjoint ou un autre membre de famille, certaines d’autres l’ont fait pour des raisons économiques ou scolaires. Il reste que l’on est encore loin, dans le réseau migratoire de Kinshasa, des modèles économiques de migrations féminines tant les migrations socio-familiales (liées notamment au mariage) demeurent encore la forme dominante des mouvements des femmes vers cette ville. L’âge des migrantes à l’arrivée ou retour à Kinshasa est concentré autour de l’adolescence (entre l’âge de 12 et 18 ans) et entre 19 et 34 ans. Les résultats de l’enquête indiquent que 32 % des femmes migrantes sont venues entre 12 et 18 ans et 47 % entre 19 et 34 ans. La migration précoce (avant 12 ans) n’est pas importante, puisqu’elle ne concerne que 16 % des migrantes (non comprises bien sûr les migrantes arrivées avant l’âge de 6 ans, dorénavant classées comme non-migrantes). Les migrations plus tardives, intervenues après l’âge de 35 ans, sont également rares dans l’échantillon de notre étude (5 %). Hormis les migrantes anciennes, toutes les catégories de migrantes semblent avoir une structure par âge similaire à celle des non-migrantes de Kinshasa. L’âge moyen des migrantes récentes (31 ans) et des migrantes de retour (32 ans) ne semble pas différent de celui des non-migrantes de Kinshasa, bien qu’il se démarque nettement de celui des migrantes anciennes (38 ans). La tendance est pratiquement la même avec la durée écoulée depuis la première union : la proportion de femmes mariées depuis plus de 15 ans est plus élevée chez les migrantes anciennes que dans les autres groupes de femmes. L’âge et la durée de mariage méritent par conséquent d’être contrôlés dans les différentes analyses. En revanche, il y a peu de différence entre les différents sous-groupes (migrantes et non-migrantes) sur les caractéristiques socio-économiques et culturelles comme la filiation religieuse et ethnique, le niveau d’instruction, l’activité économique et le niveau de vie. On est visiblement en présence des quatre sous-populations peu différentes au plan socio-économique. Qu’en est-il alors sur le plan démographique et reproductif en particulier ?

Migration et fécondité récente

Le tableau 1 présente le nombre moyen d’enfants par année - femme vécue durant les cinq années précédant l’enquête (ou taux de fécondité des mariages) selon le statut migratoire de la femme et la durée de mariage. Dans l’ensemble des femmes considérées (femmes âgées de 20 à 50 ans), le taux de fécondité diminue avec la durée du mariage : de 0,32 jusqu’à 10 ans de mariage, le taux de fécondité passe à 0,15 à plus de 15 ans de mariage. Cette évolution n’est guère étonnante puisque, toutes choses égales par ailleurs, plus la durée de mariage augmente, plus le risque de fécondité diminue. La majorité des femmes depuis longtemps dans le mariage ont généralement tendance à s’arrêter ou ralentir leurs rythmes de procréation une fois déjà atteinte la taille idéale de leurs familles.

Cette évolution quasi-linéaire de la fécondité récente s’observe aussi dans chacune des quatre catégories du statut migratoire considérées ici, reflétant d’une part la bonne qualité des données et d’autre part une certaine convergence des rythmes de reproduction entre ces sous-populations. Concernant justement le rapport entre la migration et la fécondité, objet de cette étude, les résultats du tableau 1 montrent que dans l’ensemble le niveau de la fécondité récente de chacun des sous-groupes de migrantes (migrantes de retour, migrantes anciennes et migrantes récentes) a tendance à être légèrement plus bas que celui des non-migrantes de Kinshasa ; c’est en particulier les migrantes anciennement installées à Kinshasa qui semblent accuser la plus faible fécondité récente, mais les écarts observés entre les différents sous-groupes ne sont pas statistiquement significatifs.

En contrôlant la durée de mariage, différente notamment entre les anciennes migrantes et les autres sous-groupes, la tendance observée dans l’ensemble se maintient nettement : à durée de mariage égale, les femmes migrantes toutes catégories confondues, ont pratiquement le même nombre d’enfants par année – femme que les non-migrantes durant les cinq années avant l’enquête. Les différences entre ces taux de fécondité ne sont pas statistiquement significatives au seuil de 5 %.

Le constat relevé dans l’analyse différentielle de la fécondité récente selon le statut migratoire et la durée de mariage revient également lorsque l’on prend en considération l’âge de la femme en lieu et place de la durée de mariage comme le montrent les résultats présentés au tableau 2. Il n’y a pratiquement rien de bien différent entre le niveau de la fécondité récente de chacun des sous-groupes de migrantes et celui des non-migrantes de Kinshasa. A âge égal en effet, les femmes migrantes accusent une fécondité un peu plus basse, mais une fois encore, non significativement différente de celle des non-migrantes, sauf chez les femmes plus âgées (35-49 ans). Comme il fallait s’y attendre, la fécondité récente varie suivant l’âge de la femme aussi bien dans l’ensemble de l’échantillon des femmes qu’à l’intérieur de chaque sous-groupe : le niveau de la fécondité récente s’avère plus élevé chez les jeunes femmes et faiblit nettement chez les plus âgées.

En somme, il semble bien apparaître à la lumière des données disponibles, que les femmes immigrées à Kinshasa au cours des 20-30 dernières années ont pratiquement le même comportement récent en matière de fécondité que les femmes qui ont toujours vécu dans cette ville depuis la naissance ou la prime enfance. Contrairement à nos attentes, la durée de résidence à Kinshasa ne semble pas introduire une importante variabilité dans le comportement récent en matière de fécondité entre les migrantes : rien n’indique que le comportement des migrantes est d’autant plus proche des non-migrantes que leur durée de séjour à Kinshasa est élevée. De même, les migrantes de retour ne paraissent pas globalement accuser un comportement récent de fécondité différent de celui d’autres types de migrantes ou de non-migrantes de Kinshasa. 

Migration et fécondité cumulée

Considérons à présent la fécondité cumulée qui résume l’expérience reproductive des femmes depuis l’entrée en vie féconde jusqu’au moment de l’enquête, en la contrôlant par l’âge et la durée de mariage et la mesurant par le nombre d’enfants par année – femme. Les résultats repris au tableau 3 y relatif indiquent d’abord une évolution régulière de cet indice avec l’âge dans l’ensemble de l’échantillon et dans chaque sous-groupe et ensuite une quasi-convergence des comportements passés en matière de fécondité entre les migrantes et les non-migrantes. A âge égal, la fécondité de chacune des catégories de migrantes semble en effet proche de celle des non-migrantes, bien qu’elle soit un peu plus basse. Les quelques différences observées entre femmes migrantes et non migrantes ne sont pas statistiquement significatives au seuil de 5 %. Ainsi, à la lumière de données disponibles, rien ne permet d’insinuer un important différentiel de comportement passé en matière de fécondité entre les femmes immigrées à Kinshasa et celles qui y ont toujours vécu depuis la naissance ou la prime enfance.

C’est quasiment à la même conclusion qu’on arrive en utilisant une autre mesure de la fécondité cumulée, à savoir l’indice comparatif de fécondité cumulée, l’équivalent du DRAT de Boulier et Rosenzweig, déjà présenté plus haut. L’essentiel de l’information concernant cet indicateur par durée de mariage est présenté au tableau 4. Il y apparaît assez clairement, à une exception près, qu’à durée de mariage égale, le niveau relatif de fécondité des femmes de chacune des catégories de migrantes est légèrement inférieur ou égal à celui des non-migrantes de Kinshasa. Le niveau relatif de fécondité des anciennes migrantes (0,94) de 5-9 ans de mariage par exemple est 11 % inférieure à celui des non-migrantes de Kinshasa (égal à 1,05), tandis que celui des migrantes récentes, égal à 0,97 est 8 % inférieure à celui de ces dernières. Il en est quasiment de même avec les migrantes de retour qui accusent un niveau relatif de fécondité plus bas que leurs homologues résidant depuis toujours dans la capitale congolaise. C’est pratiquement le même rapport de fécondité entre migrantes et non-migrantes qui s’observe chez les femmes ayant entre 10-14 ans ou plus de 15 ans de mariage. Mais comme le montrent la valeur de F et le nivea de significativité qui lui est associée (tableau 4), ces différences de fécondité ne s’avèrent pas statistiquement significatives au seuil de 5 %, traduisant la convergence des comportements de fécondité entre les non-migra ntes et les différentes catégories de migrantes considérées dans le travail.

Bien sûr, reflet à la fois de la bonne qualité de données et de la convergence des comportements entre les différents sous-groupes, le niveau relatif de fécondité varie avec la durée de mariage : les femmes récemment mariées (moins de 5 ans) étant en sous-fécondité par rapport à la moyenne parmi les femmes du même groupe d’âges, celles mariées depuis plus de 10 ans étant en sur-fécondité relative. Cela est vrai tant chez les migrantes de retour, les migrantes récentes et anciennes migrantes que chez les non-migrantes.

Ainsi, que l’on travaille sur la fécondité récente ou la fécondité cumulée ; qu’elles soient mesurées par le taux de fécondité légitime ou le niveau relatif de fécondité du type DRAT, la conclusion est la même : le niveau de fécondité des femmes immigrées à Kinshasa, quelle que soit leur histoire migratoire (migrantes de retour, migrantes anciennes ou migrantes récentes), légèrement plus faible, a tendance à être proche de celui des non-migrantes de Kinshasa.

L’influence de certaines caractéristiques sur le lien entre migration et fécondité

Beaucoup d’auteurs comme Findley (1982) ont souligné l’importance de certaines caractéristiques socio-économiques comme le niveau d’instruction, le statut social et l’activité économique de la femme dans la relation entre la fécondité et la migration des femmes, étant entendu que les comportements procréateurs et migratoires dépendent largement de ces caractéristiques. Cependant peu d’études ont jusqu’à présent vérifié cet état de choses à Kinshasa et ailleurs. Pourtant, l’identification de caractéristiques qui jouent un rôle important dans la manifestation des différences de fécondité entre migrantes et non-migrantes est une donnée qui permet de déterminer le profil des migrantes qui adoptent rapidement et facilement les nouveaux comportements et celui des migrantes qui se montrent plutôt peu réceptives.

Les effets des trois caractéristiques socio-économiques sur la relation entre migration et fécondité sont mesurés dans cette étude, à savoir le degré de scolarisation des femmes, le degré de leur participation économique ainsi que le niveau de vie des ménages auxquels elles appartiennent. Il s’agit là de variables qui, avec l’âge et la durée de mariage, constituent les principaux déterminants de la fécondité à Kinshasa (Shapiro et Tambashe, 1997  et 2003). L’analyse est ici restreinte à la seule fécondité récente, bien que les résultats ne soient pas assez différents de ceux obtenus avec la fécondité cumulée.

L’influence du degré de scolarisation de la femme

Les données recueillies à Kinshasa ne semblent pas montrer que le rapport entre la migration et la fécondité varie selon le degré de scolarisation des femmes comme le montrent les résultats du tableau 5. En effet, le niveau de la fécondité récente tend à être légèrement inférieur chez les femmes migrantes que chez les femmes non-migrantes aussi bien lorsque ces femmes sont peu scolarisées (moins de 10 années de scolarité) que lorsqu’elles sont assez scolarisées (10 années de scolarité ou plus). Sur des résultas non présentés ici, nous sommes  également arrivé à la même conclusion en considérant plutôt la fécondité cumulée. Nous pourrions en déduire que l’ajustement des comportements de fécondité des migrantes à celui de la ville de Kinshasa ne présuppose vraisemblablement pas que celles-ci aient d’abord atteint un certain niveau de scolarisation, bien que celui-ci soit une des conditions générales de baisse de la fécondité.

L’influence du niveau de vie des ménages

Les conditions de vie du ménage auquel appartient la femme migrante peuvent déterminer sa capacité à adopter des nouveaux comportements en matière de fécondité. Il se peut par exemple que les migrantes appartenant aux ménages économiquement démunis aient par ce fait même plus que les autres migrantes des jugements de valeur et des attitudes hostiles à une faible fécondité. Dans ce contexte, le niveau de vie des ménages peut jouer un rôle important dans la manifestation des différences de fécondité entre les migrantes et les non-migrantes. Cependant, rien de tout cela ne s’observe à Kinshasa lorsque l’on considère simplement la quantité de biens de consommation durable comme un proxy du niveau de vie des ménages et que l’on situe la ligne de pauvreté au niveau de possession d’au moins cinq biens de ce type. En effet, les résultats présentés au tableau 6 tout en mettant en évidence l’existence d’une certaine association entre niveau de vie et niveau de fécondité des femmes, montrent aussi que les différences de fécondité entre chacun des sous-groupes de migrantes et les non-migrantes de Kinshasa ne varient guère selon le niveau de vie des ménages, notamment chez les femmes du groupe d’âges 25-34 ans et 35-49 ans. Le niveau de vie des ménages n’influencerait donc pas le rapport entre la migration et la fécondité à Kinshasa.

L’influence du degré de participation économique

L’idée que les différences de fécondité entre migrantes et non-migrantes peuvent varier selon le degré de participation économique des femmes ne trouve pas non plus d’écho dans le contexte de notre étude comme cela découle de l’analyse des résultats du tableau 7. Il y apparaît que les écarts de fécondité, déjà très faibles, entre les migrantes et les non-migrantes sont d’amplitude pratiquement égale aussi bien chez les femmes travailleuses que chez les femmes au foyer. Il aurait été peut-être plus intéressant de tenir compte de la nature (salariée ou non) du travail exercé par les femmes travailleuses, mais le faible effectif des femmes travailleuses à Kinshasa ne nous a pas permis de les désagréger davantage.

En somme, cette analyse sommaire des effets de certaines caractéristiques socio-économiques sur la mesure de la relation entre migration et fécondité montre, si besoin en est, combien les différentes catégories socio-économiques des migrantes s’installant dans la ville de Kinshasa, tendent à ajuster leurs comportements de fécondité à ceux de cette ville. Elle apporte sans doute de nouveaux éléments nécessaires à la vérification de notre hypothèse centrale.

CONCLUSION

Le principal objectif de cette étude était d’évaluer les effets de la migration des femmes sur leurs comportements en matière de fécondité. Il s’agissait, en d’autres termes, de voir si le fait de migrer des régions congolaises à forte fécondité (campagnes et villes régionales) vers la ville de Kinshasa conduisait les migrantes à adopter les mêmes comportements de fécondité que les femmes qui y ont toujours vécu depuis la naissance ou la prime enfance. Pour ce faire, suivant en cela d’autres auteurs ayant déjà abordé cette question, nous avons opté pour l’analyse différentielle de la fécondité entre les non-migrantes de Kinshasa et diverses catégories de migrantes. Ces dernières ont été constituées sur la base du statut migratoire de la femme, de la durée de résidence à Kinshasa, de l’âge à la migration et du lieu de naissance. La comparaison de divers indices de fécondité récente et cumulée de chacun des sous-groupes des migrantes avec ceux des non-migrantes met en évidence le lien entre la migration des femmes et la fécondité à Kinshasa, puisqu’à âge ou durée de mariage égal, les femmes immigrées à Kinshasa ont légèrement moins d’enfants que les non-migrantes, bien que les différences observées ne soient pas importantes. Par ailleurs, contrairement à nos attentes, ces différences ne varient guère selon certaines caractéristiques socio-économiques des femmes.

Il se dessine assez clairement une certaine tendance à l’homogénéisation des comportements en matière de fécondité entre les femmes migrantes et non-migrantes de Kinshasa. Compte tenu des niveaux plus élevés de fécondité des milieux/régions de provenance de ces migrantes, il est tentant de conclure que les femmes immigrées à Kinshasa tendent à ajuster leurs comportements de fécondité à ceux de la ville de Kinshasa. Elles ne devraient pas par conséquent être considérées comme un groupe à forte fécondité, mais comme des personnes qui peuvent jouer un rôle important dans la diffusion des nouveaux comportements en matière de fécondité aussi bien dans leur milieu d’immigration que dans les milieux d’origine en cas de retour comme le suggère la citation de Brockerhoff et Yang en début de ce texte.

Si les résultats de cette analyse exploratoire nous permettent déjà d’avoir quelques éléments de réponse à notre question de départ, ils méritent encore d’être approfondis d’une part par une analyse multivariée permettant de contrôler en même temps plusieurs caractéristiques socio-économiques et démographiques de la fécondité, et, d’autre part, par une approche explicative grâce à laquelle on peut parvenir à dégager des facteurs explicatifs des tendances observées. Ces deux aspects constituent l’objet de la prochaine étape de cette étude.

REMERCIEMENTS

L’auteur tient à remercier The WELLCOME TRUST qui a financé cette recherche (projet n°062014/Z/00/Z).

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[1] Le lecteur intéressé aux principes et méthodes de calcul de ces indices individuels de fécondité, peut consulter Tabutin (2000).


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