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African Population Studies
Union for African Population Studies
ISSN: 0850-5780
Vol. 12, Num. 2, 1997
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African Population Studies/Etude de la Population Africaine, Vol. 12,
No. 2, September/septembre 1997
L'intégration
du concept de genre dans la formation et la recherche en population au Maghreb1
Thérèse
LOCOH et Schéhérazade TAMOUZA
Institut
national détudes démographiques (INED), Paris,
France
Code Number: ep97012
RÉSUMÉ
L'approche
en termes de rapports de genre a maintenant acquis droit de cité
dans les sciences sociales et notamment dans le champ des études sur
le développement. Le retentissement qu'ont eues les questions de genre
dans les conférences mondiales du Caire en 1994 (sur la population) et
de 1995 à Beijing (sur les femmes) ont bien montré l'importance
de programmes de formation et de recherche en ce domaine. Les démographes
ont par leurs travaux statistiques beaucoup apporté à la connaissance
des disparités entre hommes et femmes mais ils sont souvent restés
au stade de la description des situations.
Dans
les pays du Maghreb, il existe déjà un grand nombre d'études
sur la situation des femmes et des analyses féministes de ces situations.
Toutefois l'optique de genre qui vise plutôt à mettre en évidence
la nature des rapports entre hommes et femmes tant au niveau macrosocial qu'au
niveau microsocial est encore peu présente. Cet article examine comment
démographes et autres spécialistes en sciences sociales doivent
s'approprier le concept de genre, à la fois pour faire progresser la
connaissance des dynamiques démographiques et pour apporter leurs propres
outils d'évaluation des actions et projets de développement. Les
suggestions avancées sur les axes de recherche et les formations à
privilégier, adoptent une démarche résolument interdisciplinaire.
ABSTRACT
The
gender relations approach has now acquired the right of being cited in the social
sciences and particularly in the domain of development studies. The emphasis
on gender issues during the world conferences of 1994 in Cairo (on population)
and 1995 in Beijing (on women) has shown the importance of training and research
programmes in this domaine. Demographers in their statistical studies have contributed
a lot to the awareness of the disparities between men and women but they are
often limited to the description of situations.
In
the countries of the Maghreb, there exist a large number of studies on the situation
of women and feminists analyses of these situations. However, the gender perspective
which rather aims at highlighting the nature of relationships between men and
women, both at the macrosocial and microsocial level, is yet almost absent.
This article examines how demographers and other social science specialists
can adapt the concept of gender so as to further knowledge on population dynamics
as well as use their tools for the evaluation of development activities and
projects. In the suggestions on areas of research and training to the favoured,
we have adopted an absolutely interdisciplinary approach.
INTRODUCTION
Les
efforts des mouvements féministes ont fait émerger la thématique
du "genre" comme une grille d'analyse incontournable du statut des femmes et
de son implication cruciale dans les problèmes de développement.
Les deux conférences du Caire (1994) et de Beijing (1995) ont fait de
multiples recommandations pour que l'ensemble des problèmes qui se posent
à chaque société et la recherche de solutions à
y apporter soient envisagés à travers l'analyse des relations
socialement et historiquement construites entre hommes et femmes (gender
relations). C'est l'idée du mainstreaming de la problématique
de genre, qui devrait devenir un thème transversal, commun à
toutes les analyses des rapports économiques et sociaux.
La
lutte contre l'inégalité entre les sexes, partie intégrante
de la lutte pour les droits de l'homme, passe inévitablement par la remise
en question des rôles et positions respectifs des hommes et des femmes,
socialement et historiquement élaborés par les différentes
sociétés. Au-delà des revendications légitimes des
mouvements féministes il y a là un très vaste champ de
recherche qui pourrait renouveler profondément la problématique
du développement.
Toute
action en vue de transformer les rapports inégalitaires entre les sexes
doit également passer par un renouvellement des formations et d'abord
des formateurs. Les démographes sont en première ligne dans cette
perspective, à la fois par la collecte et l'analyse des données
statistiques pertinentes à laquelle ils doivent procéder et par
les initiatives qu'ils sont censés prendre dans le champ des recherches
(Mason Oppenheim, 1995). Les programmes de formation en population aussi bien
que les programmes de recherche, doivent être réexaminés
dans cette optique, en étroite collaboration avec les autres disciplines
des sciences sociales.
- De
la description à l'explication, ou comment la problématique
de genre et la démographie se répondent
Les
études en matière de population sont à l'évidence
au coeur de cette problématique. Par leur objet d'étude, par leurs
méthodes, elles sont un instrument privilégié d'analyse
des relations de genre dans une population donnée. La statistique
démographique, par la présentation des structures de population
qu'elle offre de façon systématique, est une alliée naturelle
de l'analyse des sociétés sous l'angle du genre, pour peu qu'on
lui pose les bonnes questions. En décrivant des situations différentielles
selon le sexe, les mesures démographiques ont depuis longtemps mis en
évidence des inégalités entre hommes et femmes. Mais décrire
ne suffit pas. Il faut aussi mettre en évidence les liens entre ces disparités,
leurs causes et leurs conséquences démographiques.
Il
y a trois approches principales des relations entre études sur les populations
et études en termes de genre. La première est de l'ordre
de la description de situations. Les statistiques démographiques sont
des instruments indispensables de l'appréhension des relations entre
les sexes, des statuts masculins et féminins. La pyramide des âges
est une illustration, certes un peu simpliste, de cette approche, et toute description
de l'état de la mortalité ou des migrations selon le sexe, par
exemple, illustre aussi ce que peut apporter la description des phénomènes
à la perception des situations sociales différenciées par
sexe. Leurs évolutions chronologiques, leurs différences selon
les pays sont des éléments indispensables de connaissance des
rapports hommes/femmes et de diagnostic des disparités entre les sexes.
Des synthèses telles que celles publiées par le centre de recherches,
de documentation et d'information sur la femme en Tunisie (CREDIF, 1994) ou
le centre d'études et de recherches démographiques au Maroc (CERED,
1989, 1992) sont des instruments de base pour de tels diagnostics.
La
seconde approche donne aux indicateurs de genre le statut de variable
explicative des phénomènes étudiés par le démographe.
Le sexe est à l'évidence une variable qui doit contribuer à
l'explication des évolutions démographiques - mortalité,
fécondité, migrations. A vrai dire, c'est par cette approche que
les préoccupations sur les relations de genre sont entrées dans
le champ de réflexion des démographes. Avant la décennie
80, l'amélioration du statut des femmes figurait certes dans les objectifs
des programmes de population, mais n'avait pas un haut degré de priorité
dans les actions entreprises. Celles-ci visaient surtout le développement
de programmes de planification familiale, pour répondre à la forte
préoccupation des organisations internationales quant à l'accroissement
rapide de la population mondiale. Mais dans de nombreux pays en développement
ces programmes n'atteignaient que très partiellement leurs objectifs,
en Afrique notamment. Cette constatation et l'action énergique des mouvements
féministes ont progressivement obligé à une révision
des points de vue et conduit à considérer le statut des femmes
comme une variable explicative majeure des comportements démographiques,
d'abord comme déterminant de la santé des enfants, et ensuite
comme un facteur éminent des changements vis-à-vis de la fécondité.
La
troisième approche consiste à étudier, au sein de chaque
société, l'effet des variables démographiques sur le statut
des femmes, des hommes et les rapports de genre qui deviennent alors des variables
expliquées dans la relation entre variables démographiques
et variables de statut selon le sexe. Chacun des événements démographiques
que traverse un individu - naître, se marier, avoir des enfants, divorcer,
vieillir...- aura, sur sa condition d'homme ou de femme un effet différent
selon la société à laquelle il appartient. Les coutumes
matrimoniales, la fécondité, la migration sont donc de puissants
déterminants des rapports sociaux de sexe que chaque société
cristallise et/ou réinterprète au cours de son histoire. Dans
les rapports interpersonnels, les comportements sont régis par un ensemble
de conduites inculquées dès l'enfance aux garçons et aux
filles. Pour comprendre par quelle alchimie s'élaborent les décisions
de fécondité au sein d'un couple, il importe d'avoir une connaissance
approfondie des rôles sexués qui sont transmis par les stéréotypes,
les normes de valeur, les prescriptions et interdits, les réseaux de
communication dans chaque groupe social.
- Genre,
population et développement, quelques domaines majeurs de la recherche
1.
Instruction et comportements démographiques
Les
spécialistes en population se sont particulièrement intéressés
à la relation entre l'instruction des femmes et leur fécondité,
indicateur le plus accessible du statut de la femme, dans les enquêtes
démographiques (Caldwell, 1982). Et, sans surprise, on a maintes fois
prouvé que les femmes très instruites étaient celles qui,
les premières, dans les pays en développement, accédaient
à la maîtrise de la fécondité. Mais il ne faut pas
être grand clerc pour le comprendre. Plus complexes sont les résultats
qui montrent qu'à niveau d'instruction égal on peut observer des
niveaux de fécondité très différents selon les sociétés,
les groupes sociaux. Les taux de scolarisation et d'alphabétisation des
femmes sont aussi l'expression du statut que, collectivement, une société
reconnaît aux femmes. Il y a donc des effets combinés, au niveau
individuel et collectif, de l'instruction sur la fécondité. Mais
le niveau d'instruction n'est qu'un des facteurs de statut qui détermine
les comportements en matière de fécondité. La négociation
entre partenaires, la valeur attachée aux enfants, la disponibilité
d'informations et de services de planification familiale ainsi que la capacité
des femmes à y accéder sont également des facteurs déterminants.
Les
travaux sur le genre permettent maintenant de mieux comprendre que les
statuts respectifs des hommes et des femmes sont définis par bien d'autres
facteurs que l'instruction qui n'ont pas été suffisamment intégrés
aux enquêtes classiques menées par les démographes. Par
exemple, la notion d'autonomie féminine mériterait d'être
mieux appréhendée car elle joue un rôle important dans les
prises de décision concernant la fécondité.
Un
des premiers effets de l'intérêt nouveau porté aux études
en termes de genre devrait être d'ouvrir des champs de recherche sur les
comportements masculins en matière de fécondité. Des enquêtes
commencent à explorer cette voie et des tentatives pour mieux associer
les hommes aux décisions de contraception voient le jour. En Tunisie,
par exemple, où les programmes de planification familiale sont très
bien implantés, il existe maintenant des consultations destinées
spécifiquement aux hommes : un exemple à suivre.
2.
Vie matrimoniale et relations de genre
Les
modes de formation des couples expriment de façon particulièrement
évidente les rapports socialement construits entre hommes et femmes.
Plus précaire est le statut des femmes, plus elles se verront imposer
des unions non choisies, à un âge précoce. En retour, ce
mode de constitution des unions renforce la situation d'inégalité
entre hommes et femmes. La mesure de la nuptialité fournit donc des indicateurs
très pertinents des relations de genre. En Afrique du Nord, on observe
un recul très rapide de l'âge des femmes au mariage. En Tunisie,
par exemple, où les progrès en faveur des femmes ont été
particulièrement importants, l'âge moyen au premier mariage est
passé de 20,4 ans en 1970 à 23,9 ans en 1991. Au Maroc, il est
passé de 19,8 ans en 1971 à 22,2 ans en 1982. On peut y voir une
expression de l'amélioration du statut de la femme, mais aussi peut-être
l'effet de difficultés croissantes des jeunes à fonder leur propre
foyer. La pression sociale aidant, il n'est pas toujours facile, pour une femme
notamment, de vivre une situation de célibat prolongé (Adel, 1995).
Néanmoins dans les pays du Maghreb, les indicateurs démographiques
qui mesurent la nuptialité sont très clairs : l'écart
d'âge entre époux diminue et les femmes expérimentent de
plus en plus souvent une période de célibat plus longue que leurs
mères. Mais on manque d'enquêtes pour comprendre comment est vécue
cette période. Espace de liberté accrue ? Attente dans la frustration,
Compte-tenu des prescriptions sociales ? Du coté des hommes, on manque
également de travaux sur le vécu du célibat et les effets
possibles de la diminution de l'écart d'âge entre époux.
Cela entraîne t-il des relations plus égalitaires ? Comment s'élaborent
les nouveaux modèles de vie en couple que vont nécessairement
entraîner les évolutions de l'âge au mariage ?
Dans
les sociétés du Maghreb les modalités du divorce et les
législations sont, à l'exception de la Tunisie, gravement pénalisantes
pour les femmes. Depuis le début du siècle, la tendance est cependant
à une diminution des taux de divorces là où ils ont pu
être calculés, comme en Algérie par exemple (Fargues, 1988).
Si les combats des féministes se sont particulièrement attachés
à dénoncer les injustices criantes faites aux femmes par la législation,
tout particulièrement en Algérie (Bendjaballah, 1995), il reste
beaucoup à faire pour mesurer les effets des ruptures d'union sur les
femmes et sur leurs enfants.
On
le voit, les pratiques nuptiales sont au coeur de la relation entre problématique
de genre et questions de développement. C'est un champ où la pluridisciplinarité
est indispensable, et les démographes doivent travailler en étroite
collaboration avec des anthropologues et des sociologues qui ont déjà
accumulé de nombreuses enquêtes. La connaissance statistique que
peuvent apporter les démographes s'impose d'autant plus pour renforcer
les efforts de connaissance approfondie que mènent les autres sciences
sociales. A cet égard, il faut souligner la collaboration qu'ont développée
le ministère de la justice marocain et le Centre d'études et de
recherches démographiques de Rabat pour assurer l'enregistrement exhaustif
des actes de mariage. De nombreuses études sur les mariages et les divorces
seront ainsi possibles et sont déjà inscrites au programme du
CERED (Rabat).
- La
mesure de la santé et de la mortalité, une expression des rapports
sociaux de sexes
Dans
ce domaine, les études démographiques ont toujours été
des instruments très révélateurs des inégalités
entre hommes et femmes. En ce qui concerne la mortalité, ce sont, il
est vrai, les hommes qui sont "défavorisés", dans les sociétés
où a progressivement prévalu un traitement équitable entre
hommes et femmes puisque leur espérance de vie est inférieure
à celle des femmes. Cela rend d'autant plus évidentes les inégalités,
voire les violences qui sont faites aux femmes dans certains pays où
l'on enregistre encore des surmortalités féminines dans l'enfance.
Au Maghreb, les récents progrès de l'état sanitaire se
traduisent en une atténuation de la surmortalité féminine
de la première année de la vie, voire, sa disparition (Tabutin,
1991). La mortalité maternelle, mais aussi les séquelles fortement
invalidantes des accouchements qui se sont mal passés, traduisent également
dans les faits le peu d'attention accordée à la santé des
femmes dans certaines sociétés (Des Forts, 1995). Au Maghreb,
des progrès très importants ont été faits mais des
disparités selon les milieux sont encore l'expression de priorités
différentes dans la protection de la santé des femmes dans divers
contextes socio-économiques et des progrès ne pourront être
faits sans diagnostics précis des causes de ces disparités.
- La
statistique des ménages, un outil pour la connaissance des rôles
et statuts masculins et féminins
Les
évolutions de la famille, dans les sociétés maghrébines
qui connaissent des mutations rapides, redessinnent, par touches progressives
ou dans le conflit, les rôles masculins et féminins (Ben Salem,
1994 ; Lacoste-Dujardin, 1985).
Les
expressions au niveau familial et social des rapports de genre peuvent être,
au moins partiellement, mises en évidence dans les enquêtes démographiques,
voire dans les recensements (AMEP, 1986 ; CERED, 1990). Certains indicateurs
peuvent être utilisés et doivent être interprétés.
Les statistiques des ménages permettent aussi de donner des indicateurs
des statuts des enfants selon le sexe. Elles peuvent répondre à
des questions telles que celles-ci : Les garçons quittent-ils plus
tôt ou plus tard leurs parents ? En cas de séparation des parents,
comment sont pris en charge garçons et filles ? Quelle est la fréquence
de cohabitation des belles-filles et des belles-mères dans une même
unité domestique ?
Enfin,
partout au Maghreb, les migrations jouent un rôle très important
dans la dynamique des unités familiales. Séparations temporaires
ou durables, ménages tiraillés entre résidence du migrant
et résidence du conjoint resté sur place, enfants allant d'un
lieu à l'autre, autant de situations qui infléchissent les statuts
des individus et les apprentissages qu'ils sont amenés à faire
de leurs rôles sexués. Là encore, des études démographiques
sont précieuses pour mettre en lumière les évolutions de
comportement que génèrent les échanges entre migrants et
non migrants.
- De
quelques expériences de formation et de recherche dans les pays du
Maghreb
1.
Les programmes de recherche
Il
existe bien évidemment une impressionnante somme de travaux sur le statut
des femmes dans la sous-région, menées essentiellement sous l'impulsion
des militantes féministes mais aussi des sociologues de la famille et
des juristes2. Il n'est pas question ici d'en ébaucher une
synthèse mais seulement de se demander comment les formations et recherches
du domaine de la population peuvent, d'une part s'approprier les travaux des
autres disciplines en vue de mieux expliquer les comportements démographiques
et, d'autre part, contribuer à accroître les connaissances et les
outils de formation susceptibles de conduire au changement des attitudes qui
entravent la quête d'égalité entre hommes et femmes.
Les
colloques qui se sont intéressés aux questions féminines
sont très nombreux. Certains, et non des moindres, l'ont été
à l'initiative de l'association maghrébine pour l'étude
de la population (AMEP, 1995) ou de centres de recherche démographique,
notamment le CERED à Rabat (1992) et l'IREP (Mahfoudh-Draoui, 1994),
témoignant de l'intérêt de la communauté des démographes
pour ce thème. Pourtant, dans l'ensemble, la coopération entre
démographes et autres spécialistes des sciences sociales reste
marquée par une faible interpénétration des problématiques.
Les démographes "décrivent" des situations, les sociologues travaillent
plus à l'interprétation de données d'enquêtes sans
toujours se référer aux travaux statistiques disponibles.
Pour
aller un peu plus avant vers des approches innovatrices, on peut avancer quelques
éléments de diagnostic à partir des publications récentes
des démographes qui abordent les questions relatives au statut des femmes.
a)
Les travaux sur le genre sont peu nombreux. Jusqu'à présent,
on trouve essentiellement des travaux sur le statut des femmes et leurs conditions
de vie. Ils oscillent entre deux types d'analyse, les unes très militantes,
dues à la vitalité du courant de recherche dite "féministe",
les autres se cantonnant à une approche très descriptive, attitude
le plus souvent adoptée par les spécialistes en population.
De ce fait le mainstreaming de la problématique de genre
dans tous les secteurs de l'analyse sociale, préconisé par les
organismes internationaux, est loin d'être atteint. On continue à
considérer que les recherches et formations sur le statut des femmes
sont le domaine réservé des femmes, le plus souvent de leur
frange militante, ce qui ne va pas sans un risque de marginalisation et de
stigmatisation.
b)
Les analyses des statisticiens et démographes sont très peu
faites en termes de genre. La production scientifique des instances
de recherche en population a très peu exploré, jusqu'à
maintenant, les effets d'interaction entre les statuts masculins et féminins
et les évolutions des sphères de pouvoir des uns et des autres.3
Même l'interaction entre statut des femmes et comportements démographiques,
qui est évoqué de façon quasi-systématique pour
la baisse de la fécondité en cours au Maghreb n'a pas fait l'objet
de programmes de recherches importants, à notre connaissance. Or la
problématique de la lutte pour l'égalité des sexes peut
et doit s'appuyer sur des résultats d'analyses statistiques et de recherches
démographiques qui lui apporteraient des arguments très solides
et renforceraient le statut scientifique des travaux de la sphère féministe,
auxquels on concède plus facilement le statut de travaux militants,
avec des sous-entendus dépréciatifs.
c)
A la suite du courant impulsé par les deux conférences du Caire
sur la population et de Beijing sur les femmes, un grand nombre de séminaires
et d'ateliers sont proposés dans les instances chargées de l'étude
des populations, soit à l'initiative d'organismes internationaux soit
à l'initiative de centres de recherche maghrébins4.
Il est trop tôt pour évaluer de leur effet mais ceux dont nous
avons consulté les programmes ont encore quelque mal à sortir
du cadre de la description des "situations féminines" et à s'appuyer
sur des résultats de recherches sur les questions de genre, qui
sont encore trop peu nombreux. Par ailleurs, leur public est toujours essentiellement
féminin, ce qui contrevient à une véritable mise en perspective
en termes de genre. L'un des problèmes, et non des moindres,
est le très fort taux de masculinité des démographes
maghrébins.
2.
Les programmes de formation
L'enseignement
universitaire dans les trois pays du Maghreb intègre encore très
peu les questions de genre. Elles sont abordées dans certains cours de
sociologie et de droit. Le constat dressé par Mouna Samman (1996) sur
la place réservée aux questions de genre dans l'enseignement de
la démographie, quand elle écrit "...les contenus de l'enseignement
universitaire pêchent par omission, avec des différences selon
les pays et reflètent par là la situation réelle de l'inégalité
entre les sexes" (p. 16) peut s'appliquer à bien des disciplines.
Pourtant les sciences de la population pourraient jouer un rôle particulièrement
important pour inciter au développement d'enseignements intégrant
les questions de genre. Dans bien des enseignements de démographie, même
le rôle du statut des femmes comme variable explicative des comportements
démographiques est très peu commenté.
L'idée
d'une chaire internationale d'études féministes a été
évoquée en Tunisie dans les projets du CREDIF. Est-ce vraiment
souhaitable dans la situation actuelle ? Il y a là matière à
débat. Un lieu prestigieux et bien identifié donnerait à
la problématique féministe un statut plus officiel dans l'environnement
universitaire. Mais par ailleurs, n'y a t-il pas là un risque, encore
une fois, de cantonner la question de l'égalité entre les sexes
à un secteur exclusivement féminin et revendicatif avec les risques
de cristalliser, une fois de plus, l'agressivité des contempteurs du
féminisme et d'éluder la thématique de genre ?
Ne serait-il pas plus important d'agir fermement pour que dans toutes les
disciplines soient intégrées et analysées les préoccupations
de genre, afin de mieux combattre les inégalités entre les sexes
sur la base de statistiques et d'enquêtes fiables que les spécialistes
des questions de population sont à même de produire. Le jour où,
au cours de leurs études universitaires, tous les futurs enseignants
(du primaire comme des autres degrés d'enseignement) mais aussi les futurs
économistes, les médecins, planificateurs, etc. auront été
sensibilisés aux questions de la construction sociale des rapports hommes/femmes,
on aura fait un grand pas dans la lutte pour l'égalité entre les
sexes.
La
meilleure stratégie, sur le plan de la formation universitaire semble
être un large rassemblement de potentialités de recherches interdisciplinaires
au sein de structures souples (coordination d'unités de recherche ou
de chercheurs isolés, comités interdisciplinaires d'études
sur le genre ?) qui d'une part, irrigueraient les cours de chaque discipline :
histoire, science politique, sciences sociales, psychologie, pédagogie,
sciences de la santé, techniques d'administration ainsi que, bien entendu,
la démographie et d'autre part, entretiendraient un courant d'idées
favorable aux recherches sur le genre, au-delà de l'essoufflement
prévisible de l'engouement pour ce thème suscité par la
tenue de réunions consécutives à la conférence de
Beijing.
Les
démographes maghrébins sont-ils suffisamment présents dans
des enseignements universitaires ? Il reste semble t-il beaucoup à faire
pour que des formations en "sciences de la population" (et non pas seulement
en "statistiques démographiques") soient intégrées à
différents cursus universitaires et introduisent à une approche
multidisciplinaire des questions de population. Dans de tels enseignements,
une analyse des positions respectives des hommes et des femmes dans les différentes
sociétés devrait avoir une place importante.
- Quelles
sont les approches à privilégier pour laformation et la recherche
sur le thème "Population, genre et développement"?
Les
thèmes à aborder dans le cadre des études de la population
sont connus : constitution de la famille, évolution de la fécondité,
connaissance des populations migrantes, améliorations apportées
à la santé qui sont les domaines spécifiques des démographes.
Ils doivent à l'évidence intégrer plus directement les
questions de genre. Les réflexions qui suivent proposent des approches
nouvelles auxquelles pourraient s'associer les travaux des démographes.
1)
Mettre au premier plan l'analyse macro-sociale
Il
faut, tout d'abord, interroger la science politique et développer les
recherches sur les mécanismes de fonctionnement de l'État, les
procédures qui conduisent à évincer les femmes des sphères
de décision, les systèmes juridiques et fiscaux qui conditionnent
fortement les statuts masculins et féminins. Des chercheuses du Maghreb
ont fermement oeuvré en ce domaine (Ferchiou, 1991 ; Mernissi, 1987).
Les statistiques démographiques seront, évidemment, un outil précieux
pour apprécier les avancées (ou les stagnations et les reculs)
que des choix macro-sociaux entraînent en matière d'égalité
entre les sexes. Ces analyses au niveau macro-social et macro-économique
doivent permettre de mieux identifier les différents niveaux de responsabilité.
Il existe une tendance insidieuse à "charger la barque des femmes". La
reconnaissance - tardive - de leur rôle majeur dans les économies
rurales est un nouveau prétexte à les rendre responsables de la
sauvegarde de l'environnement alors que cela dépend essentiellement de
choix macro-économiques au niveau national, voire international, sur
lesquels elles n'ont aucune prise. Avec l'augmentation de l'émigration
masculine, les femmes deviennent chefs d'exploitation de fait sans en avoir
les prérogatives et les plans de développement tiennent très
peu compte des conditions respectives des hommes et des femmes dans la production,
notamment dans la production agricole (Alaoui, 1989). Certains discours tendent
à stigmatiser leur abandon de la sphère familiale du fait de leur
implication dans l'emploi salarié, au Maroc par exemple, (CERED, 1992).
Il faudrait aussi se demander que fait la société pour mieux répartir
les tâches domestiques et productives et non accuser les seules femmes
de compromettre les équilibres familiaux.
2)
Continuer à explorer la voie de la statistique
Bien
évidemment la validation statistique reste un instrument de choix de
l'analyse en termes de genre. Un domaine qui mériterait un effort particulier
est celui de l'amélioration des instruments statistiques permettant de
saisir l'activité économique des femmes, au sens large du terme.
Un récent rapport annuel du PNUD (1995) décrit très bien,
par exemple, les manques en ce domaine et les travaux qui seraient nécessaires
pour alimenter une véritable connaissance de l'activité féminine.
Il faut donc s'attaquer à la conception de nouvelles observations statistiques
associant étroitement différentes disciplines et tout particulièrement
démographie, économie, sociologie, psychologie et politique. La
question de l'emploi féminin est, à l'évidence, un sujet
majeur pour les années à venir dans les pays du Maghreb (Bernard,
1990). La faible participation des femmes à l'activité productive
salariée en Algérie, par exemple, est en contradiction avec la
scolarisation croissante des filles et relève à la fois des difficultés
économiques qui entravent la création d'emplois et des modèles
culturels dominants quant au rôle des femmes. Il y a là des sources
de frustrations pour toutes les nouvelles générations féminines
qui auront une formation scolaire. Au Maroc, l'intégration croissante
des femmes dans l'activité marchande, au moins dans les villes, est considérée
comme un des facteurs de la baisse de la fécondité (CERED, 1993)
et partout cette participation à l'activité salariée est
déjà un facteur de redéfinition des rôles entre hommes
et femmes, qu'on le veuille ou non. Le passage de l'activité productive
féminine de la sphère domestique (artisanat, aide agricole) à
la sphère marchande doit donc donner matière à des enquêtes
non seulement économiques mais aussi d'ordre sociologique et démographique.
Par
ailleurs, les statisticiens et démographes ont à repenser la mesure
de l'emploi féminin, particulièrement sous-estimé dans
la sous-région (Alaoui, 1989 ; Charmes, 1996). Certains ont déjà
fait des essais en ce sens notamment en Tunisie (Drira, 1995) Il faut aussi
poser la question du rôle dévolu aux femmes dans les nouvelles
économies exportatrices et les conditions de travail et de vie qui leur
sont ainsi imposées.
A
coté d'enquêtes nouvelles qui s'avèrent indispensables,
il pourrait être très intéressant de "requestionner" des
enquêtes, documents, témoignages et statistiques anciens avec les
hypothèses nouvelles que la réflexion des dernières années
a fait surgir.
- Développer
les études multidisciplinaires sur les sociétés en mutation
Au
niveau microsociologique, le travail à mener est immense. Chaque société
est spécifique quant aux rôles et statuts qui sont dévolus
aux individus en fonction de leur âge et de leur sexe et les comportements
économiques sont tributaires de la définition sociale des positions
respectives des hommes et des femmes. Il faudrait, au sein de chaque entité
nationale définir des programmes de recherche interdisciplinaires qui
associeraient anthropologues, psychologues, sociologues, économistes,
démographes et historiens. Il va sans dire que doivent y participer des
hommes et des femmes, les uns et les autres apportant leur perception critique
des problèmes abordés. On a trop tendance à croire que
les travaux sur les femmes sont une affaire de femmes et les chercheurs du Maghreb
n'échappent pas à cette dérive. Là encore une collaboration
entre statisticiens, démographes et autres spécialistes dans le
domaine des sciences sociales s'impose pour asseoir les analyses sur des résultats
statistiquement éprouvés. Enfin rappelons que les approches comparatives
seraient d'une particulière pertinence pour des recherches sur les statuts
selon le sexe. Confronter l'expérience de différentes sociétés
permet de mieux comprendre les "systèmes" dans lesquels sont définis
les statuts des uns et des autres.
4)
Identifier les stéréotypes et combattre les dérives sexistes
La
répartition des droits, des devoirs et des pouvoirs entre hommes et femmes
est un sujet central pour toutes les sociétés et touche au coeur
de la perception de leurs identités respectives. La recherche suppose
donc, en ce domaine, une rigueur toute particulière car on ne peut mélanger
réactions épidermiques et travail scientifique, ce qui risquerait
de substituer à l'analyse scrupuleuse des faits l'affirmation d'opinions
- généreuses ou pas - qui relèvent du vécu de chacun.
Cela
n'est certes pas facile et l'"après - Beijing" a ses revers : le
discours opportuniste de ceux qui font recette d'un féminisme de façade,
surtout destiné à des congrès internationaux, brouille
les véritables enjeux et entraîne des réactions de défense
inévitables de la "collectivité" masculine. Mais il est nécessaire
que les chercheurs, pour eux-mêmes et pour les sociétés
qu'ils étudient, identifient les stéréotypes qui peuvent
faire écran à leur juste appréhension des situations et
à leur interprétation des rapports définis socialement
entre hommes et femmes. On a donc besoin d'études sociologiques sur les
discours produits par les différentes instances de nos sociétés
y compris celles des chercheurs.
Le
fer doit être porté, avant tout, dans le domaine de l'éducation.
Quels sont les stéréotypes concernant les statuts prescrits aux
garçons et aux filles dès leur enfance ? Quels sont ceux qui sont
véhiculés dans les livres des apprentissages fondamentaux des
enfants ? des adolescents ? Dans toutes les réunions préparatoires
à la conférence de Beijing organisées dans les trois pays
du Maghreb (voir par exemple Benghabrit-Remaoun, 1995) revient cette revendication
d'une révision des manuels scolaires en vue d'y pourchasser les préjugés
sexistes. Revoir les livres n'est en fait pas suffisant, il faut aussi promouvoir
des formations en cours d'emploi des enseignants et y associer les écoles
normales et les universités qui forment les futurs enseignants. La transmission
des normes, valeurs et stéréotypes dans l'enfance est une direction
de recherche très importante qui exige la collaboration des psycho-pédagogues.
Et, il faut le reconnaître, beaucoup d'enseignants transmettent encore
des stéréotypes "sexistes" dans leur enseignement, leur attitude
envers les enfants et les modèles de comportement qu'ils encouragent.
- Identifier
les innovations, s'appuyer sur la connaissance historique
Il
faut analyser, de façon systématique, les innovations générées
par les "expressions collectives" de la société civile :
presse, médias, associations. Leurs idéologies, les messages qu'ils
véhiculent, la force d'initiative qu'ils peuvent représenter et
la place qu'ils réservent aux femmes et aux hommes doivent être
analysés et répertoriés pour en tirer des enseignements
et en garder la mémoire. Pour mieux comprendre les innovations que génère
une culture, la référence à l'histoire est déterminante.
Beaucoup d'analyses sur les familles au Maghreb empruntent déjà
cette voie (Toufiq, 1983). C'est particulièrement vrai des initiatives
féminines et des tentatives de récupération dont elles
sont bien souvent l'objet. L'histoire a toujours tendance à occulter,
on le sait, le rôle des femmes, qui est pourtant le plus souvent déterminant.
La revendication de la commission "femmes et politiques" émise de l'atelier
préparatoire à la IVème conférence mondiale des
femmes de Beijing, organisé en Algérie en 1995, d'une meilleure
reconnaissance du rôle des femmes dans la guerre de libération
et de son introduction dans les manuels scolaires est, à cet égard,
exemplaire (Benghabrit-Remaoun, 1995).
C'est
aussi la place des jeunes dans l'élaboration des nouveaux modèles
de comportement et les réponses qu'ils donnent aux tensions très
vives qui existent dans les relations hommes/femmes dans la sphère domestique
comme dans la sphère publique qui doit être explorée par
de nouvelles études. Les enquêtes socio- démographiques
peuvent contribuer avec leurs méthodes propres à ces recherches
(AMEP, 1994).
- Mettre
au point des méthodes efficientes pour l'évaluation des projets
de développement en termes de "relations de genre"
Une
des grandes priorités de la recherche à venir devrait être
l'évaluation ex ante et ex post de toutes les initiatives
de développement ("projets", implantations d'infrastructures, de services
divers, initiatives d'associations, etc.) en termes de genre. Et il ne
faut pas seulement considérer des projets "femmes" mais bien tous
les projets, leurs effets possibles (avant), leurs effets constatés
(après), sur le statut des femmes et des hommes, sur l'amélioration
(ou la détérioration) des synergies entre les uns et les autres.
Ceci permettrait de diffuser et répliquer les réussites (il y
en a...) et d'éviter la reproduction d'opérations mal conçues
(elles sont plus nombreuses, hélas !). Dans cette tâche, les
diverses sciences humaines doivent être associées et les démographes
ont un rôle éminent à jouer avec les méthodes statistiques
et les enquêtes représentatives qu'ils sont en mesure de mettre
en oeuvre.
Vue
d'ensemble
On
sait que depuis la conférence du Caire (1994) toutes les actions du FNUAP
sont censées être analysées a priori et a posteriori dans
une optique de genre. Elles doivent renforcer les processus d'amélioration
du statut des femmes et d'accroissement de leur capacité de décision
(empowerment), c'est-à-dire : assurer que les femmes aient
le droit et la capacité de faire leurs propres choix, qu'elles aient
accès aux ressources et services qui leur sont nécessaires, qu'elles
aient le droit et le pouvoir de contrôler leur propre vie et qu'elles
aient la possibilité d'influencer les processus de changement social
afin de créer un ordre économique et social plus juste, au plan
national et international. Cette réorientation de toutes les actions
soutenues par les Nations Unies dans le domaine de la population n'a été
possible que grâce à l'action déterminée des mouvements
féministes. Ils ont d'abord contesté la façon dont les
programmes antérieurs visaient essentiellement à convaincre les
femmes à pratiquer la planification familiale sans considérer
l'ensemble de leurs conditions de vie et leur statut. Ils ont ensuite, s'appuyant
sur les résultats de recherches, démontré que la maîtrise
souhaitable de la croissance démographique passait, inévitablement,
par une amélioration du statut des femmes, et donc par une plus juste
répartition des pouvoirs entre hommes et femmes. Il y aura des remises
en cause des acquis récents, des résistances aux droits légitimes
des femmes. Les recherches mettant en relation comportements démographiques
et rapports sociaux de sexe sont des instruments de diagnostic indispensables
de cette longue marche vers l'égalité.
NOTES
- Une première version de ce texte a été présentée
à la séance "Recherche et besoins de formation futurs dans
le monde arabe" organisée lors du deuxième congrès
régional arabe de population, Le Caire, du 8 au 12 décembre
1996.
- Des bases de données sont disponibles notamment en Tunisie (CREDIF,
1995, 1996) et à l'IREMAM (Aix-en-Provence) qui recensent les très
nombreux travaux sur les femmes du Maghreb. Le CREDIF a commencé à
mettre en place un "observatoire tunisien sur la femme".
- Il y a pourtant d'ores et déjà d'intéressantes enquêtes
sur les relations de genre au sein des ménages qui pourraient être
valorisées (pour un exemple, voir Naciri, 1994).
- Citons par exemple le rôle que joue le CREDIF en organisant des stages
internationaux de formation sur le thème "Genre, population et développement" à l'intention de participants des pays francophones du sud, avec l'assistance
du FNUAP, (Quatre séminaires prévus de 1996 à 2000).
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